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Lettre au gouvernement de transition guinéen sur l’obtention de justice pour les victimes du massacre du stade

le 4 mars 2010

Brigadier Général Sékouba Konaté, Président par intérim
M. Jean-Marie Doré, Premier ministre de transition
Conakry
République de Guinée

Messieurs,

Nous vous écrivons aujourd'hui pour vous exhorter à utiliser votre passage au gouvernement pour prendre des mesures concrètes afin de répondre à la culture enracinée d'impunité et à la violence qui ces dernières années a ruiné les vies de centaines de citoyens guinéens, et mis en pièces les vies de milliers d'autres. Dans vos fonctions respectives de Président par intérim et de Premier ministre de transition, les actions que vous entreprenez tous deux - ou bien que vous n'entreprenez pas - vont déterminer la mesure dans laquelle la Guinée pourra enfin aller au-delà de décennies de mauvaise gouvernance et d'atteintes aux droits humains.

La mort du Président Conté en 2008 a donné naissance à deux crises dont vous avez hérité et qu'il vous appartient de résoudre en prenant des mesures énergiques : une crise constitutionnelle provenant du fait qu'il n'a pas mis en place de feuille de route claire pour sa succession, et une crise d'impunité qui dure depuis longtemps et qui a permis à des membres des forces de sécurité et à d'autres de commettre des crimes effroyables, tels que des actes de torture, des meurtres, des viols et des détournements de fonds, sans aucune crainte d'avoir à répondre de leurs actes.

Le coût humain de ce cercle vicieux de mauvaise gouvernance, de violence et d'impunité a été élevé. Les répressions de 2006 et 2007 à l'encontre des Guinéens manifestant contre la détérioration des conditions économiques ont fait environ 150 morts et plus de 1 700 blessés ; l'attaque préméditée de 2009 contre les partisans de l'opposition rassemblés dans un stade le 28 septembre a fait entre 150 et 200 morts, et un grand nombre de femmes ont été victimes de formes souvent brutales de violence sexuelle. De plus, la corruption galopante et le détournement des vastes ressources naturelles de la Guinée ont empêché systématiquement la réalisation de droits fondamentaux tels que la santé et l'éducation.

En tant que dirigeants de la Guinée, vous avez une opportunité de commencer à résoudre ces crises, qui se renforcent mutuellement. Nous vous exhortons à agir avec résolution. Le démantèlement de l'architecture d'impunité et la construction d'une société s'appuyant sur l'État de droit sont le travail d'aujourd'hui et non de demain.

Justice pour les crimes contre les droits humains commis en septembre 2009

L'une de vos premières priorités doit être de faire des progrès tangibles dans l'établissement de la vérité et pour exiger des comptes aux auteurs des violences de septembre 2009. Comme vous le savez parfaitement, les recherches approfondies menées par Human Rights Watch, la Commission d'enquête internationale dirigée par les Nations Unies et d'autres organisations des droits humains locales et internationales ont conclu que les forces de sécurité guinéennes, notamment des éléments de la Garde présidentielle et, dans une moindre mesure, les gendarmes, se sont rendus coupables de ces crimes.

Tant Human Rights Watch que la Commission d'enquête internationale ont conclu que les crimes commis constituaient vraisemblablement des crimes contre l'humanité. Human Rights Watch a identifié plusieurs personnes dont la responsabilité criminelle présumée pour le massacre du 28 septembre devrait faire l'objet d'une enquête, et qui sont toutes passibles des sanctions imposées en novembre à la Guinée par l'Union africaine :

  • Le Capitaine Moussa Dadis Camara, ancien dirigeant du Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD) de la République de Guinée et alors commandant en chef des forces armées guinéennes ;
  • Le Lieutenant Abubakar « Toumba » Diakité, alors aide de camp de Dadis Camara, qui a personnellement dirigé la Garde présidentielle jusque dans le stade, et qui était présent quand ses membres ont tiré directement sur la foule des manifestants et violé de très nombreuses femmes, sans qu'il intervienne pour arrêter les violences ;
  • Le Sous-lieutenant Marcel Kuvugi, alors aide de camp du Lt. Diakité, qui était présent lors des violences dans le stade et impliqué personnellement dans une attaque ciblée contre les leaders de l'opposition au stade ;
  • Le gendarme Lieutenant-colonel Moussa Tiégboro Camara, qui reste ministre à la présidence chargé de la lutte anti-drogue et du grand banditisme. Le Lt.-col. Tiégboro a commandé personnellement une unité de gendarmes qui a employé une force meurtrière contre les partisans de l'opposition qui convergeaient vers le stade, aurait pris une part active au massacre, et, à un moindre degré, aux violences sexuelles qui ont suivi ; et
  • Le Commandant (Major) Claude « Coplan » Pivi, qui demeure le commandant titulaire chargé de la Garde présidentielle. Le Major Pivi aurait aussi été impliqué dans la répression qui a suivi le massacre au stade, notamment dans les attaques contre les domiciles de dirigeants politiques le soir du 28 septembre.

Si nous saluons l'engagement déclaré du gouvernement guinéen à mener des enquêtes et à traduire en justice les auteurs des violences de septembre, nous sommes préoccupés par le fait que la Commission d'enquête indépendante nationale - désignée par Dadis Camara alors président du CNDD, et active de novembre 2009 à février 2010 - puisse être utilisée comme base pour une enquête judiciaire nationale. Nous sommes également préoccupés par la mesure dans laquelle le CNDD et l'actuel ministre de la Justice, le Colonel Siba Lohalamou, peuvent de façon crédible rendre, et peuvent être vus comme rendant, une justice impartiale en ce qui concerne les crimes de septembre 2009. Nous sommes aussi préoccupés par les faiblesses actuelles du système judiciaire guinéen - notamment un manque d'indépendance par rapport à l'exécutif, des ressources insuffisantes et la corruption - qui ont été des facteurs clés dans l'alimentation de la culture d'impunité.

Les recherches de Human Rights Watch ont montré que des centaines d'hommes des services de sécurité ont pris part aux violences de septembre. Pourtant, à ce jour, aucun n'a fait l'objet d'une suspension administrative dans l'attente d'une enquête, encore moins n'a été traduit en justice. Les Guinéens jugeront cela inacceptable. Les victimes des violences de septembre ont aussi enduré le fait que sont toujours en service des Bérets rouges qui ont pris part au bain de sang et, de façon troublante, vu plusieurs d'entre eux impliqués dans de graves exactions bénéficier de promotions depuis les événements de septembre.

Comme indiqué ci-dessus, deux coupables présumés occupent toujours de hautes fonctions au gouvernement. Nous sommes gravement préoccupés par l'inclusion dans le gouvernement de transition sous votre direction du Lt.-col. Moussa Tiégboro Camara et du Maj. Claude Pivi, comme cela a été annoncé dans un décret du 16 février 2010. Les deux hommes ont été impliqués dans des exactions avant, pendant et après les violences de septembre 2009.

Selon des informations crédibles, le Major Pivi a été impliqué dans des actes de torture commis en 2008, notamment à l'encontre de policiers guinéens, et dans des actes criminels comme des vols et des passages à tabac. Plus récemment, à la suite de la tentative d'assassinat du mois de décembre contre Dadis Camara, il a été impliqué dans le meurtre d'au moins deux soldats proches du Lt. Diakité.

Pour sa part, le Lt.-col. Tiégboro en juin 2009 a exhorté publiquement des jeunes à mettre en place des brigades de surveillance en leur tenant les propos suivants : « Si vous prenez un voleur en flagrant délit, mettez de l'essence sur lui et brûlez-le vivant ». Il a aussi été impliqué dans la détention illégale de suspects, dont certains ont été victimes d'exactions et dans plusieurs cas torturés, au centre de détention ad hoc se trouvant au sein du camp militaire Alpha Yaya Diallo sous son commandement direct. Au lieu de faire l'objet d'une enquête, ces deux individus sont montés en grade en décembre 2009.

En ce qui concerne la justice pour les crimes commis le 28 septembre 2009 et ensuite, nous vous exhortons donc à:

  • Faciliter l'exhumation, l'identification et le retour à leur famille des corps dont les forces de sécurité se sont débarrassés à la suite des violences au stade, y compris les cadavres enlevés du stade et des morgues des hôpitaux Donka et Ignace Deen pour être jetés dans des fosses communes. Si la Guinée n'a pas les moyens de faire ce travail, elle devrait demander l'assistance immédiate de ses partenaires internationaux.
  • Charger le ministère de la Défense d'établir une liste de toutes les personnes impliquées dans les opérations des forces de sécurité à Conakry le 28 septembre 2009, et de la remettre aux trois juges d'instruction chargés d'établir les faits relatifs au massacre et aux crimes commis au stade en septembre.
  • Suspendre immédiatement de leurs fonctions le Maj. Claude Pivi et le Lt.-col. Tiégboro, dans l'attente d'une enquête judiciaire indépendante sur leurs rôles dans les crimes de septembre 2009.
  • Mener une enquête sur ces crimes, engager des poursuites judiciaires contre leurs auteurs, et sanctionner - conformément aux normes internationales relatives aux procès équitables - les membres des forces de sécurité dont la responsabilité pour ces crimes (tels que les meurtres, les viols, les agressions, la torture) est prouvée, y compris les personnes qui selon la doctrine de responsabilité du commandement auraient dû empêcher ou réprimer ces crimes. Si la Guinée manque des moyens lui permettant de rendre ce degré nécessaire de justice, vous devriez solliciter une aide internationale.
  • Dans le cas où le Lt. Abubakar « Toumba » Diakité, qui a pris la fuite immédiatement après sa tentative d'assassinat du 3 décembre 2009 contre Dadis Camara, serait retrouvé et placé en détention, les autorités militaires, judiciaires et de la police guinéennes doivent garantir que ses droits à la vie, à une détention en sécurité et à un procès équitable sont respectés.

Comme vous le savez, la Guinée est actuellement une situation faisant l'objet d'une analyse de la part de la Cour pénale internationale à la suite des violences du mois de septembre. Quant à savoir si la Cour ira jusqu'à ouvrir une enquête sur les crimes commis en Guinée, cela dépend du fait que les tribunaux nationaux aient à la fois la volonté et la capacité de mener des enquêtes et des poursuites pour les crimes commis.

Élections parlementaires et présidentielles

Human Rights Watch salue votre engagement collectif de tenir des élections en juin 2010, et vous exhorte ainsi que votre gouvernement à prendre des mesures concrètes pour garantir que les campagnes électorales et les votes sont libres, équitables et transparents. Par exemple, le droit de tous les Guinéens à prendre part à la conduite des affaires publiques et à élire librement leurs représentants est garanti par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par la Guinée le 24 janvier 1978.

Vous savez parfaitement que les observateurs nationaux et internationaux des élections ont régulièrement exprimé leurs préoccupations à propos de la conduite des élections antérieures en Guinée, notant que les élections de 1993, 1998 et 2003 ont été entachées par des ajournements, des boycotts de la part des partis d'opposition, des accusations de fraude, des actes d'intimidation et des violences appuyées par l'État.

Les dernières décennies de la vie politique en Guinée se sont caractérisées par un degré inapproprié d'influence, et même d'intrusion, de la part des forces de sécurité dans les affaires de l'État, notamment les élections. Cette tendance a été également marquée durant la période du CNDD, lorsque celui-ci a pris le contrôle de tous les bureaux administratifs clés à l'échelle de tout le pays. Elle a aussi systématiquement porté atteinte aux droits civils et politiques du fait de l'imposition d'interdictions de l'activité politique, des messages textes sur les téléphones portables et des contenus politiques dans les programmes radios à ligne ouverte. Elle a en outre restreint les libertés d'expression politique et d'assemblée, et réprimé brutalement les candidats et les voix de l'opposition.

La crédibilité de votre gouvernement auprès des Guinéens ainsi que des partenaires et observateurs internationaux dépend des mesures concrètes que vous prendrez pour garantir que toute élection future se démarque sans équivoque du passé. Comme premières mesures, nous vous exhortons à :

  • Adhérer à la disposition de l'Accord de Ouagadougou du 15 janvier 2010 qui prévoit qu'aucun membre du CNDD ; du Conseil national de transition ; du gouvernement d'Unité nationale, y compris le Premier ministre ; ou toute personne active dans la défense ou les forces de sécurité, ne devra participer à l'élection présidentielle à venir.
  • Garantir que les Guinéens bénéficient des libertés d'expression, d'association et d'assemblée ;
  • Garantir que l'armée reste neutre, remplissant sa tâche d'aider à garantir la sécurité pendant les élections, et qu'elle ne joue pas de rôle en faisant campagne pour un candidat ou en supervisant le processus électoral.
  • Garantir que toute tentative de la part de membres des forces de sécurité pour intimider ou manipuler les électeurs ou les candidats politiques, ou pour influencer de tout autre façon le résultat des élections, fait immédiatement l'objet d'une enquête et que leurs auteurs doivent rendre des comptes.
  • Accepter l'observation internationale pleine et sans entrave des élections, y compris la période d'inscription.

Garantir les droits du peuple guinéen

Le gouvernement guinéen a des obligations légales au regard de plusieurs traités des droits humains internationaux et africains - notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples. Ces traités exigent que le gouvernement guinéen respecte les droits à la vie, à l'intégrité physique, à la liberté et la sécurité de la personne, ainsi qu'aux libertés d'expression, d'association et d'assemblée. Afin de soutenir ces objectifs généraux, Human Rights Watch vous recommande aussi de :

  • Garantir que l'Observatoire national de la démocratie et des droits de l'homme (ONDH) - mandaté pour enquêter sur les atteintes aux droits humains et pour assurer une éducation aux droits humains - est rendu totalement opérationnel sans autres retards, qu'il est totalement financé et autorisé à fonctionner de façon indépendante.
  • Garantir que la Commission d'enquête indépendante, créée pour enquêter sur le meurtre d'au moins 137 manifestants désarmés par les forces de sécurité lors de la grève de janvier et février 2007, est financée et rendue opérationnelle avec effet immédiat.
  • Adopter une politique de tolérance zéro en ce qui concerne les actes criminels et autres atteintes aux droits humains commis par des membres des forces de sécurité, et garantir que chacun de ces actes fait l'objet d'une enquête et que leurs auteurs sont tenus de rendre des comptes.

Conclusion

Les membres des forces de sécurité guinéennes et d'autres se sont livrés pendant des décennies à toute une panoplie d'exactions contre le peuple guinéen. Ces exactions ont été notamment des meurtres extrajudiciaires, des actes de torture, des violences sexuelles, des vols à main armée et des crimes économiques qui ont privé la population de droits fondamentaux clés comme la santé et l'éducation. Alors que les victimes ont été à maintes reprises abandonnées, rassemblant les morceaux de leurs vies après ces exactions, les auteurs de ces actes ont dormi sur leurs deux oreilles, sachant qu'ils ne feraient jamais l'objet d'une enquête, ni encore moins ne seraient confrontés à un juge.

Cela doit changer. Les citoyens guinéens ont déjà payé un prix trop élevé du fait de l'inaction. Votre administration par intérim peut se faire le champion de l'État de droit et laisser le souvenir d'avoir tiré un trait avec le passé d'exactions de la Guinée si elle œuvre pour établir l'État de droit en Guinée et garantit enfin le devoir de rendre des comptes pour les atteintes aux droits humains.

Veuillez agréer, Messieurs, l'expression de mes sentiments distingués.

Georgette Gagnon
Directrice exécutive de la division Afrique

Corinne Dufka
Chercheuse senior pour l'Afrique de l'Ouest

Copie à :

  • M. Blaise Compoaré, Président du Burkina Faso et médiateur de la CEDEAO en Guinée
  • M. James Victor Gbeho, Président de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest
  • M. Edward Aina, Ambassadeur de la CEDEAO en Guinée
  • M. Ramtane Lamamra, Commissaire à la paix et à la sécurité de l'Union africaine
  • M. El-Ghassim Wane, Directeur de la gestion des conflits, de la paix et de la sécurité, Union africaine
  • M. Émile Ognimba, Directeur des Affaires politiques, Union africaine
  • M. Said Djinnit, Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour l'Afrique de l'Ouest
  • M. Sammy Buo, Directeur pour l'Afrique, Département des affaires politiques des Nations Unies
  • M. Mamahane Cisse-Gouro, Représentant régional du HCDH pour l'Afrique de l'Ouest
  • M. William Fitzgerald, Sous-secrétaire d'État adjoint aux affaires africaines, Département d'État des États-Unis
  • M. Stéphane Gompertz, Directeur pour l'Afrique, Ministère français des Affaires étrangères
  • M. Mamadou Aliou Barry, Président, ONDH

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