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RCA : Abandonné à un sort funeste - le récit d’Ambroise

Il était environ deux heures de l’après-midi, par une chaude journée de décembre 2013, lorsque des coups de feu et des cris affolés ont brusquement tiré Ambroise Andet de sa sieste. Effrayé, le jeune homme de 27 ans s’est appuyé pour se relever et s’est mis à chercher son fauteuil roulant. Aucune trace du fauteuil roulant.

Ambroise, paralysé des membres inférieurs depuis l’âge de 14 ans, a commencé à paniquer.

Quelques mois auparavant, une alliance dénommée Seleka et composée en majorité de rebelles musulmans est descendue du nord de la République centrafricaine vers Bangui, la capitale, située au sud-est du pays, où réside Ambroise. La campagne de la Seleka, qui cherchait à s’emparer du pouvoir et à prendre le contrôle du pays, était ponctuée de massacres massifs de civils, de pillages et d’incendies de villages entiers.

En guise de réaction, des groupes qui se sont baptisés les « anti-balaka » se sont organisés pour lutter contre la Seleka. Tout au long de l’année 2014 notamment, ces groupes se sont livrés à des représailles à grande échelle contre la population musulmane du pays. Le conflit sanglant a obligé des centaines de milliers de personnes à fuir le pays. Les personnes handicapées comme Ambroise sont apparues particulièrement vulnérables au cours des attaques perpétrées tant par la Seleka ainsi que par les anti-balaka.

Début décembre, le bruit a couru qu’une unité de la Seleka avait pris d’assaut le quartier d’Ambroise, dans le cinquième district de Bangui. Les attaques étaient généralement subites et meurtrières. Au volant de leurs 4x4, les soldats de la Seleka attaquaient et abattaient tous ceux qui ne pouvaient pas fuir. Nul n’était épargné, pas mêmes les personnes comme Ambroise qui ne pouvaient pas s’échapper du fait de leur handicap. Le 9 décembre, les rebelles ont finalement atteint le quartier dans lequel Ambroise vivait avec ses parents et ses frères et sœurs. « Tout est arrivé vraiment subitement », se souvient-il. « Nous n’aurions jamais pu penser que les soldats de la Seleka arrivent jusque chez nous. »

Lorsque l’attaque a été lancée ce jour-là, Ambroise a été abandonné par sa famille et sa communauté. Il a finalement réussi à parvenir jusqu’au camp de réfugiés de M’Poko. Mais la vie dans les camps pour Ambroise et les autres personnes en situation de handicap est particulièrement difficile. Les recherches de Human Rights Watch révèlent que le simple fait de satisfaire ses besoins fondamentaux à l’intérieur du camp comme manger, aller aux toilettes et recevoir des soins médicaux est un défi.

L’histoire d’Ambroise est l’une des nombreuses histoires passées sous silence dans ce conflit, qui dure depuis début 2013 et qui a abouti au massacre de milliers de civils et au déplacement d’une grande partie de la population. Ceux qui auraient eu besoin d’aide pour s’enfuir ont été laissés pour compte. Rien que dans deux quartiers de Bangui, au moins 57 personnes handicapées ont connu le même sort qu’Ambroise, à savoir l’abandon, l’isolement et la négligence. Les chiffres à l’échelle nationale sont certainement beaucoup plus élevés.

 

Réalisant qu’il était pris au piège et ne disposait d’aucun moyen de s’échapper, Ambroise a appelé à l’aide, a-t-il raconté à Kriti Sharma, chercheuse à Human Rights Watch. Mais ses cris n’ont pas été entendus. Déployant des efforts colossaux, il a rampé par terre, s’est traîné jusqu’à la porte de la maison de ses parents et a regardé dehors. La rue d’ordinaire très animée semblait sinistre et désertée. Des valises faites en toute hâte avaient été abandonnées dans la véranda des voisins. Hormis quelques poules et des chiens, il n’y avait pas âme qui vive. Tous les habitants du quartier – y compris ses parents – avaient fui. Le fauteuil roulant d’Ambroise avait également disparu. Il n’a jamais su ce qu’il en est advenu.

« J’ai commencé à crier, persuadé que j’étais dans un mauvais rêve », a expliqué Ambroise à Kriti Sharma. « J’ai crié, crié mais il n’y avait personne. Personne ne m’est venu en aide. »

Ambroise a parlé de son épreuve sans afficher aucune émotion. C’est un jeune garçon de grande taille, sûr de lui, qui parle français et qui n’a jamais perdu son sang-froid à l’évocation des événements qui ont suivi le jour fatidique de son abandon. Un an après l’attaque, il racontait son histoire avec ferveur mais sans amertume. Avec son corps penché en avant dans le fauteuil roulant légèrement cabossé qu’un bon samaritain lui a acheté, il happait le regard de ceux qui l’écoutaient. Ce n’est que lorsqu’il se rappelait les moments de pure angoisse que son regard furtif révélait un peu de la détresse qu’il a dû ressentir en réalisant que les mêmes personnes qui lui avaient donné la vie l’avaient abandonné à un sort funeste.

Ambroise doit sa survie à un jeune garçon deux fois plus petit que lui. Désespéré, toujours incapable de bouger, il s’était écroulé sur le seuil de la porte de la maison de ses parents, et était resté là le reste de la journée et la nuit entière, pris entre peur et désespoir. Lorsque le soleil s’est levé, il a aperçu « l’enfant ». Il savait que cet enfant était sa seule et unique chance. Le jeune garçon était toutefois aussi effrayé que lui, car Ambroise était comme condamné à mourir. « S’il-te-plaît, petit ! Aide-moi ! Si tu me laisses… je vais mourir », lui a dit Ambroise. Il a dû mettre toute son énergie dans cette imploration avant que le jeune garçon ne cède, vienne vers lui et le hisse sur son dos.

Il fallait parcourir trois kilomètres sur un chemin ardu pour parvenir jusqu’au camp situé à proximité de l’aéroport. Les combattants de la Seleka étaient toujours dans les parages ; les tirs retentissaient, pas très loin. Ambroise et le garçon ont dû se cacher en chemin et s’arrêter à plusieurs reprises, exténués et terrifiés. « Nous avions le souffle coupé lorsque nous sommes arrivés », se souvient Ambroise. « Sans chariot ni fauteuil roulant », un jeune inconnu avait accompli ce que ses plus proches parents n’avaient pas fait : « Grâce à ce garçon », ajoute Ambroise, « je suis resté en vie ».

Toutefois, pour des personnes handicapées comme Ambroise, même au camp, la vie est dure ; il est difficile de se déplacer à M’Poko où, entre les carcasses d’avions abandonnés qui donnent au camp des allures apocalyptiques, des milliers de déplacés internes ont trouvé refuge dans des abris de fortune. Le terrain est bosselé et accidenté ; l’air est sale, empli de tourbillons de poussière déclenchés par les jeux des enfants ou par le moindre souffle de vent. Les fossés d’évacuation des eaux usées, à ciel ouvert, parsèment les allées entre les tentes et, imperceptibles pour ceux qui peuvent voir et sauter, délimitent une zone très réduite où ceux qui ne peuvent ni voir ni sauter peuvent se déplacer librement.

Désormais, pour Ambroise, sa tente, c’est sa maison. Sa bâche laisse à peine passer la lumière mais elle est tellement trouée que lorsqu’il pleut, tout le monde est trempé. Lorsque des distributions de nourriture étaient encore organisées dans le camp de M’Poko, le site de distribution était inaccessible, et les personnes handicapées étaient rudement écartées. Parfois il ne mangeait rien de la journée, a-t-il expliqué. « Même obtenir du savon pour laver ses vêtements n’est pas facile. Vous voyez comme mon pantalon et mes pieds sont sales ? »

À 14 ans, Ambroise avait failli succomber à un neuropaludisme ; il est finalement sorti du coma et s’est réveillé sans sensation ou contrôle de ses jambes. Il a alors su que sa vie était changée pour toujours. Bien que les personnes handicapées en République centrafricaine n’aient jamais bénéficié d’un important soutien, il était parvenu à faire son trou et à gagner une certaine indépendance en réparant des téléphones portables pour une modique somme. Au camp, toutefois, la vie est une lutte quotidienne pour celui qui veut survivre et garder sa dignité. Pour satisfaire même les besoins les plus fondamentaux, comme aller aux toilettes, Ambroise a besoin d’aide. Et s’il ne peut trouver personne pour l’y emmener, il est contraint de rester sur place car il ne peut pas parcourir seul le terrain accidenté.

Être à ce point dépendant du bon vouloir des autres est difficile à accepter pour Ambroise. Mais ce qu’il trouve le plus dur à comprendre, c’est la désertion de ses parents. « La guerre avait à peine commencé ; vous vous êtes enfuis ; vous saviez que je n’avais pas de pieds ! », leur a-t-il reproché lorsqu’il les a retrouvés au camp de M’Poko. « Et vous m’avez abandonné là ! Dans la situation inverse, je ne vous aurais jamais laissés ; j’aurais préféré mourir avec vous. » Même s’il a depuis tenté de comprendre la situation difficile dans laquelle se trouvaient ses parents, le traumatisme d’avoir été abandonné continue de le hanter et ne fait qu’exacerber son sentiment de vulnérabilité.

Cependant, une nouvelle chance lui a été donnée dans la vie, et Ambroise est déterminé à aller de l’avant ; c’est la raison pour laquelle il souhaite que son histoire soit entendue et que les souffrances d’autres personnes ayant vécu des situations similaires soient reconnues. « Nous, les personnes handicapées, nous avons toujours été abandonnées », explique-t-il. « Alors si des personnes peuvent nous soutenir, qu’elles viennent nous soutenir ! »

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