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Article original en anglais sur le site d'ICTJ.

Le 20 juillet, l’ancien dictateur du Tchad Hissène Habré comparaîtra enfin devant les Chambres africaines extraordinaires au Sénégal pour crimes contre l’humanité, torture et crimes de guerre. Ce procès marque un tournant décisif dans la longue campagne pour la justice menée avec détermination par les victimes.

Avec le procès de Hissène Habré, les tribunaux d’un Etat (le Sénégal) vont, pour la première fois, juger l’ancien dirigeant d’un autre Etat (le Tchad) pour des supposées violations des droits de l'Homme. Ce sera également la première fois que l’utilisation de la compétence universelle aboutit à un procès sur le continent africain. La « compétence universelle » est un concept de droit international qui permet à des tribunaux nationaux de poursuivre l’auteur ou les auteurs des crimes les plus graves commis à l’étranger, quelle que soit sa nationalité ou celle des victimes.

Les Chambres africaines extraordinaires ont été inaugurées par le Sénégal et l’Union africaine en février 2013 pour poursuivre « le ou les principaux responsables » des crimes commis au Tchad quand Habré était au pouvoir, soit entre le 7 juin 1982 et le 1er décembre 1990. Créées au sein des juridictions sénégalaises, les Chambres appliquent le droit pénal international ainsi que le Code de procédure sénégalais. Elles sont divisées en quatre niveaux : une Chambre d’Instruction, une Chambre d’Accusation, une Chambre d’Assises et une Chambre d’Appel.  Habré a été inculpé le 2 juillet 2013 par les quatre juges d’instruction des Chambres africaines extraordinaires puis placé sous mandat de dépôt. Le 13 février 2015, après une instruction de 19 mois, les juges ont conclu qu’il y avait suffisamment de preuves pour que Habré soit jugé.  Le président de la Chambre d’accusation est Gberdao Gustave Kam, du Burkina Faso. Il siègera aux côtés de deux magistrats sénégalais expérimentés, Amady Diouf et Moustapha Ba.

Ce procès pourrait avoir un impact majeur pour la lutte contre l’impunité des crimes internationaux en Afrique, et aider les victimes de ces crimes à obtenir justice.

Dans un entretien avec Reed Brody, conseiller juridique et porte-parole de l’ONG Human Rights Watch qui travaille avec les victimes depuis 1999, nous avons pu discuter du potentiel impact de ce procès pour le Tchad ainsi que sa portée pour la lutte contre l’impunité en Afrique.

Reed Brody (chemise bleu foncé) en compagnie des membres de l’Association des Victimes des Crimes du Régime d’Hissène Habré (AVCRHH), N’Djaména, Juin 2015 (crédit photo Alfredo Cadiz) Alfredo Cadiz

Quel est, selon vous, l’aspect le plus important du procès de Hissène Habré ?

Brody : Le  rôle des survivants comme protagonistes de cette affaire a été très  important, non seulement parce qu’ils sont à l’origine de la plainte déposée contre Hissène Habré au Sénégal en 2000, mais également grâce à l’interminable campagne qu’ils ont menée afin de le traduire en justice. Des victimes tchadiennes accompagnées d’ONGs se sont rendues maintes fois au Sénégal afin de faire connaître l’affaire Habré auprès l’opinion publique, de la presse et des politiques, notamment Macky Sall, alors un  leader de l’opposition qui, à la suite de son élection en 2012, a exigé la tenue d’un procès.  En 2001, après que les tribunaux sénégalais se soient déclarés incompétents pour poursuivre l’affaire, les victimes se sont tournées vers la Belgique en vertu de sa loi de compétence universelle. C’est l’intervention personnelle des victimes auprès des politiques belges qui a arraché une disposition transitoire permettant le maintien de  l’affaire en dépit de l’abrogation de la loi belge. Cette manifestation des victimes a créé un soutien en Belgique qui a été déterminant pour que le gouvernement porte le cas devant la Cour internationale de Justice (CIJ) qui, en 2012, a ordonné au Sénégal de poursuivre Habré « sans autre délai », à défaut de l’extrader.

Cette visibilité dont jouissent les victimes affaiblit la stratégie principale de défense de Habré consistant à se présenter lui-même comme une victime. Lors de son arrestation en 2013 par exemple, la femme de Habré s’est plainte, dans une larmoyante lettre ouverte  adressée au Président Macky Sall, de l’interruption de leur vie de famille. Deux jours plus tard, une veuve tchadienne du régime Habré, Khaltouma Daba, a répondu dans une lettre que sa vie de famille fut brisée le jour de l’enlèvement de son mari par la police politique d’Habré, en précisant qu’elle n’eut pas la chance – contrairement à Mme Habré – de savoir où se trouvait son mari. Le portrait de Daba est paru dans tous les journaux sénégalais. Le mois dernier, en réponse au communiqué des avocats de Habré annonçant que ce dernier refuserait de comparaître devant la Cour (le juge pouvant toutefois l’y contraindre), le président fondateur de l’Association des victimes Souleymane Guengueng a ironisé dans la presse sénégalaise en demandant si l’ancien dictateur autrefois  omnipotent, ne manquait pas de courage aujourd’hui pour affronter le regard et les témoignages des survivants de son régime.

Je pense que cette dynamique-là est bien différente de ce que l’on retrouve généralement dans les tribunaux internationaux au sein desquels le procureur ou la  « communauté internationale » – et non les victimes – est vu comme le moteur. Au Sénégal et au Tchad, l’affaire Habré est associée aux survivants tels que Souleymane Guengueng et Clément Abaifouta qui  fut autrefois contraint d’enterrer ses codétenus dans des charniers, mais qui est aujourd’hui président de l’association des victimes. Quand cette affaire est évoquée, on pense aussi à des prisonniers martyrs comme Rose Lokissim, et à l’avocate des victimes Jacqueline Moudeina, victime d’une tentative d’assassinat et récompensée pour son courage par plusieurs prix internationaux. Au Sénégal, l’affaire est également associée à Abdourahmane Guèye, un Sénégalais rescapé des prisons de Habré et qui travaille sans relâche pour la justice en faisant le lien avec les victimes tchadiennes. Si l’on pense au récent épisode du Président Soudanais Omar al-Béchir fuyant la justice en Afrique du Sud, il aurait été intéressant de voir un face-à-face entre des victimes du Darfour et lui.

L’implication des victimes se retrouve également dans l’architecture de l’affaire Habré. Ce sont elles qui, depuis le tout début de l’affaire, ont insisté pour que chaque groupe ethnique tchadien victime des crimes commis par le régime soit représenté dans les poursuites. Bien qu’en dernier lieu ce soit le Parquet et les juges d’instruction qui dessinent les contours de ce procès, ces derniers  se sont appuyés sur l’histoire des victimes, qu’elles ont construite pendant plus de quinze années de travail. En 2001, après que Human Rights Watch ait découvert, abandonnées, les archives de la police politique de Habré – la DDS –, les victimes ont passé les mois suivants à trier ces documents en vue de leur exploitation. Même la sélection parmi les nombreux survivants de ceux qui iront témoigner au procès a été faite en consultation informelle avec les associations de victimes. Nous sommes bien loin des pratiques initiales de la Cour pénale internationale où le procureur circonscrivait étroitement les poursuites pour assurer une condamnation, comme cela a été le cas dans les affaires sur la RDC,  et où le rôle des survivants se limitait souvent à leur témoignage. (Je crois, heureusement, que cela est en train de changer eu CPI.) En outre, de nombreuses victimes participeront au procès de Habré en tant que parties civiles, représentées par leurs avocats, et pourront interroger les témoins et demander réparation pour leurs souffrances.

Cette dynamique implique aussi que l’on s’occupe tout autant des revendications des victimes chez elles au Tchad. En mars dernier, une cour criminelle à N’Djaména a condamné 21 complices de Habré et ordonné le versement de 125 millions de dollars en réparation aux victimes, l’édification d’un monument en leur mémoire ainsi que la transformation de l’ancien siège de la DDS en musée.

Je rentre tout juste du Tchad où le siège de la  principale association de victimes fourmillait  de journalistes internationaux préparant des articles de fond sur les histoires personnelles de ces survivants qui ont traduit en justice leur dictateur et ses sbires. Il y a un vrai sentiment de satisfaction et d’accomplissement largement mérité. C’est très similaire à ce que j’ai pu voir au Guatemala où les communautés indigènes et les ONG ont été les architectes du procès de l’ancien dictateur Efrain Rios Montt. Là encore, les survivants et les ONGs se sont mobilisés pour traduire Rios Montt en justice, ont défini leur propre narratif et dessiné les contours du procès lui-même. Lorsque j’ai montré aux victimes tchadiennes des extraits du procès de Rios Montt, elles s’y sont reconnues : elles poursuivent exactement le même objectif.

Quelles ont été les étapes qui ont permis d’aboutir à la comparution de Habré en justice, 25 ans après sa destitution par l’actuel président tchadien Idriss Déby Itno ?

Brody : Habré été renversé  en 1990 et a fui au Sénégal. C’est seulement en 1999 que l’affaire a débuté lorsque des ONGs tchadiennes, inspirées par l’arrestation à Londres de l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet pour crimes de torture sur la base d’un mandat d’arrêt espagnol [grâce à  la loi de compétence universelle de ce pays], ont sollicité notre soutien pour aider les victimes à porter  plainte au Sénégal. Habré a été dans un premier temps inculpé par un juge sénégalais en 2000, mais pendant 12 ans, le gouvernement sénégalais de l’ancien président Abdoulaye Wade a soumis les victimes à ce que l’archevêque Desmond Tutu, a décrit comme un « interminable feuilleton politico-judiciaire ». Il a fallu attendre 2012 pour que les progrès en faveur du procès d’Hissène Habré soient réalisés, grâce à l’élection de Macky Sall à l’arrêt de la Cour internationale de Justice ordonnant au Sénégal de poursuivre Habré à défaut de l’extrader

Dans cette affaire qui a tant de fois semblée compromise, les victimes ont fait clairement savoir qu'elles n’abandonneraient jamais. Quand leur demande a été rejetée du Sénégal, elles ont porté plainte en Belgique. Quand Wade a menacé d'expulser Habré du Sénégal, elles ont obtenu une injonction du Comité des Nations unies contre la Torture empêchant l'ancien dictateur de quitter le pays. Quand la CIJ a imposé à la Belgique et à sa loi de compétence universelle une défaite cuisante dans l'affaire relative au Mandat d'arrêt, en laissant même entendre que les anciens dirigeants, comme Hissène Habré, jouissaient de l'immunité pour des actes non-privés, les ONG tchadiennes ont convaincu leur gouvernement de lever formellement l'immunité de Habré, ce qui a permis à l'investigation belge de continuer et ainsi de suite.

Bien que le gouvernement tchadien se soit prononcé en faveur du procès de Habré et ait même contribué au financement des Chambres, il semble que son soutien se soit affaibli récemment. Pouvez-vous expliquer pourquoi et nous donner votre vision sur l’impact de ce procès au Tchad ?

Brody : Outre sa contribution au financement des Chambres, le gouvernement tchadien a réalisé plusieurs efforts sans lesquels l’affaire Habré n’aurait pas pu progresser jusqu’au procès : la levée de l’immunité d’Habré ou l’invitation des juges belges et sénégalais au Tchad. Lorsque les Chambres ont commencé à  s’intéressées, vers novembre 2013, aux autres « principaux responsables » aux côtés de Habré, le gouvernement tchadien s’est montré plus frileux. Le Président Idriss Déby, qui était Commandant en Chef des Forces armées de Habré pendant la période sanglante connue sous le nom de « Septembre Noir », a été soupçonné de redouter son implication – ou celle de son entourage – dans l’affaire Habré. Après avoir révoqué son ministre de la Justice et refusé de transférer deux suspects-clefs de la DDS aux Chambres, Idriss Déby a finalement –  peut-être dans le souci de justifier son refus d’extradition – précipité le procès de ces derniers au Tchad, sans instruction préalable sérieuse.

A l’aube du procès de Hissène Habré, nous ne savons toujours pas si les complices condamnés au Tchad seront autorisés à témoigner ou si le gouvernement va respecter son engagement de diffuser l’enregistrement des audiences. En plus de la possible implication de certains officiels actuels, je pense que le gouvernement tchadien se sent menacé par le succès de la société civile qui a réussi à traduire en justice un ancien président, et cherche donc à limiter la portée de cette victoire. La coopération de l’Etat tchadien semble donc être le point faible des Chambres.

Quels liens faites-vous entre l’ouverture des Chambres africaines extraordinaires pour le procès d’Habré et les relations actuellement tendues entre l’Union africaine et la CPI ? Est-ce le signe d’un retour aux tribunaux ad  hoc dans le contexte de la « crise africaine » que connait la CPI ?

Brody : Lorsque le Sénégal a « référé » l’affaire à l’Union africaine en 2005, nous craignions  que les Béchir, Président  Mugabe et autre Téodoro Obiang de la Guinée-Equatoriale s’assurent que notre affaire n’aille nulle part. Heureusement, le Bureau des affaires juridiques de l’Union africaine, à l’époque dirigé par Ben Kioko, a joué un rôle prépondérant en donnant une réponse juridique – et non politique – en nommant un comité de juristes qui a demandé au Sénégal de poursuivre Habré. L’Union africaine a pris conscience qu’elle ne pouvait pas légitimement critiquer le renvoi de certains de ses dirigeants à La Haye si elle n’était pas en mesure de démontrer qu’ils pouvaient être poursuivis en Afrique. L’Union africaine est donc devenue un allié de taille contribuant à pousser le Sénégal à faire le nécessaire pour que l’affaire progresse. Par ailleurs, le budget des Chambres est particulièrement bas, approximativement 8.6 millions de euros. Une solution à « la Habré »  pourrait être applicable dans d’autres situations comme celle de l’ancien dictateur éthiopien Haile Mengistu qui vit aujourd’hui au Zimbabwe. Un tribunal hybride vient d’ailleurs d’être créé en République centrafricaine.

Selon la loi sénégalaise, le procès d’Habré ne pourra pas être télévisé, ce qui risque de priver les victimes tchadiennes (et ailleurs) de suivre le procès. Quelles sont les mesures prévues pour assurer la sensibilisation autour du procès et assurer l’information des victimes? Au-delà du Tchad, quels pourraient être à long terme les impacts de la couverture médiatique du procès (ou, le cas échéant, le manque de couverture médiatique) pour le débat sur la justice internationale en Afrique ?

Brody : Le Statut des Chambres prévoit que les audiences seront enregistrées et filmées aux fins de diffusion, comme ce fut le cas dans les autres procès internationalisés. L’Accord de coopération judiciaire de 2013 entre le Sénégal et le Tchad engage ce dernier à autoriser la diffusion des audiences par la radio et la télévision publique, et  à autoriser les médias privés à faire de même. Mais alors que le procès débute dans moins de deux semaines, nous ne connaissons pas encore les derniers arrangements. Par l’intermédiaire d’un consortium d’organisations non gouvernementales venant du Sénégal, de la Belgique et du Tchad, les Chambres ont mis en place un programme de sensibilisation au Tchad et au Sénégal. Le consortium a formé des journalistes dans les deux pays, organisé des débats publics, créé un site internet et produit des supports audiovisuels expliquant le procès.

A mon sens, les couvertures médiatiques du procès et de la campagne menée par les victimes sont toutes deux essentielles pour la portée du procès. Les victimes ont été inspirées par l’arrestation de Pinochet qui a démontré que la justice était atteignable  même dans les situations où à première vue, elle semblait impossible. L’affaire Habré a révélé qu’avec ténacité et imagination, des victimes et leurs partenaires de la société civile pouvaient créer un contexte politique favorable pour le succès de poursuites basées sur la compétence universelle, et ce même à l’encontre d’un ancien chef d’Etat. Notre vœu est que l’affaire Habré puisse à son tour inspirer d’autres campagnes pour la justice.

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