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Algérie : Assurer un procès équitable aux défenseurs des droits des minorités

Kamaleddine Fekhar et d'autres défenseurs des droits des Amazighs sont en détention préventive depuis juillet 2015

Dévastation dans une rue de Ghardaïa, à 600 km au sud de la capitale de l’Algérie, Alger, suite à de violents affrontements qui ont éclaté entre les communautés berbère et arabe dans la région de Mzab le 7 juillet 2015. Capture d’écran d’une vidéo de Reuters. © 2015 Reuters

(Beyrouth) – Les autorités algériennes devraient abandonner tous les chefs d'inculpation retenus à l'encontre d'un activiste de renom et de ses 40 co-accusés, qui sont fondés sur leur militantisme pacifique en faveur des droits de la minorité amazigh, ou berbère, ont déclaré aujourd'hui Human Rights Watch, EuroMed Rights, Amnesty International et Front Line Defenders. Kamaleddine Fekhar et la plupart de ses co-accusés sont en détention préventive depuis juillet 2015.

Pour ce qui concerne les autres chefs d'inculpation, relatifs à des actes de violence, retenus contre les prévenus, les autorités devraient immédiatement mettre fin à leur détention préventive, à moins qu'il n'y ait dans chaque cas une justification individuelle nécessitant de prolonger cette détention alors que près de deux ans se sont écoulés depuis leur arrestation. Tous les détenus sont en droit d'être jugés dans un délai raisonnable. Ces prévenus sont confrontés à des inculpations très similaires, notamment de meurtre, de terrorisme et d'autres graves infractions qui pourraient leur valoir la peine de mort, pour leur rôle présumé dans les sanglants affrontements ethniques qui ont éclaté dans la région du Mzab entre 2013 et 2015.

« Si les autorités algériennes considèrent qu'elles doivent juger les personnes soupçonnées d'avoir fomenté et d'avoir participé aux graves violences survenues dans la province de Ghardaïa, cela devrait être sur la base d'éléments de preuve solides et individualisés », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient à Human Rights Watch.

La chambre d'inculpation, une chambre préliminaire chargée de confirmer ou de rejeter les chefs d'accusation sur la base d'un rapport rédigé par un juge d'instruction, a émis le 14 février 2017 une décision de 150 pages, dans laquelle elle ordonnait le transfert du dossier au tribunal en vue d'un procès. Les organisations signataires du présent communiqué ont examiné le rapport. La Haute Cour d'Algérie a rejeté l'appel interjeté par la défense contre la décision d'intenter un procès, et celui-ci s'est ouvert le 25 mai.

Kamaleddine Fekhar a dirigé la section de la Ligue algérienne des Droits de l'homme dans la ville de Ghardaïa de 2004 à 2014. Fin 2013, il a fondé le Mouvement pour l'autonomie du Mzab, une région du nord du Sahara, et a condamné le gouvernement pour ce qu'il a qualifié de politique d'apartheid et de discrimination à l'encontre des Mozabites, une minorité d'ethnie amazigh vivant dans cette région. La plupart de ses co-accusés sont aussi des activistes pro-amazigh qui militent en faveur d'une autonomie du Mzab.

« Aux termes des obligations internationales de l'Algérie, personne ne devrait être poursuivi en justice pour avoir plaidé pacifiquement pour les droits de minorités, y compris pour une autonomie régionale ou pour l'indépendance », a déclaré Michel Tubiana, président d'EuroMed Rights.

Selon le droit international en matière de droits humains, les gouvernements sont en droit de sanctionner pénalement l'incitation à la violence, à la haine ou à la discrimination. Mais les lois qui interdisent ces formes d'incitation doivent être formulées sur la base de définitions claires, étroites et spécifiques, qui soient compatibles avec la protection du droit à la liberté d'expression. Poursuivre en justice l'incitation à la violence devrait être limité à des cas dans lesquels l'incitation est intentionnelle et directement liée à la violence. Les poursuites pour incitation à la haine ou à la discrimination ne devraient jamais viser le plaidoyer pacifique en faveur des droits d'un segment de la population, ou d'une autonomie régionale ou de l'indépendance.

Le tribunal a rejeté plusieurs requêtes présentées par les avocats de la défense en faveur d'une mise en liberté sous caution de leurs clients en attendant le procès, la plus récente datant du 14 février. Les autorités judiciaires n'ont fourni aucun élément particulier ou circonstances pouvant justifier ces rejets, comme l'exigent le droit et les normes internationales humanitaires.

Outre les déficiences relevées dans les chefs d'accusation et les éléments à charge, la longue détention préventive infligée aux prévenus, sans fournir dans chaque cas une justification de la nécessité d'une telle détention prolongée, constitue une violation de leurs droits à la liberté et à des procédures équitables, qui incluent la présomption d'une remise en liberté dans l'attente du procès.

L'article 14.3(c) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par l'Algérie ainsi que son Protocole optionnel, stipule que « toute personne accusée d'une infraction pénale a droit à être jugée sans retard excessif. » Les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l'assistance judiciaire en Afrique, adoptés par la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples en 1999, stipulent que « à moins que des éléments de preuve suffisants rendent nécessaire la prise de mesures pour empêcher qu’une personne arrêtée et inculpée pour une infraction pénale ne s’évade, n’influence les témoins ou ne constitue une menace manifeste et grave pour d’autres, les États veillent à ce que ladite personne ne soit pas placée en détention préventive. »

« Les victimes des tragiques événements du Mzab méritent justice, et celle-ci ne peut être rendue par un procès profondément défectueux », a déclaré Heba Morayef, directrice de recherche sur l'Afrique du Nord à Amnesty International.

Éléments de contexte

Kamaleddine Fekhar a entamé une grève de la faim le 3 janvier 2017, pour réclamer sa remise en liberté, mais il l'a suspendue le 20 avril. Les autorités l'avaient arrêté, ainsi que 30 de ses co-accusés, le 9 juillet 2015, dans une maison dont il est le propriétaire dans la ville de Ghardaïa, à la suite de violences intercommunautaires qui avaient éclaté dans la province de Ghardaïa au début du même mois, derniers incidents en date dans cette région où les tensions interethniques sont fortes. Les autres prévenus ont été arrêtés en 2016, le 26 juillet et le 12 décembre.

Des violences ont éclaté sporadiquement entre Mozabites et Arabes dans la province de Ghardaïa depuis 2013. L'un des épisodes les plus sanglants, survenu entre le 7 et le 10 juillet 2015, a fait environ 25 morts et plus de 70 blessés dans les deux communautés confondues, la plupart victimes de tirs à l'arme à feu, selon les informations parues dans les médias.

La chambre d'inculpation a confirmé les chefs d'accusation retenus contre Kamaleddine Fekhar, notamment terrorisme, incitation à la haine ou à la discrimination, distribution de documents portant atteinte à l'intérêt national et dénigrement des institutions de l'État, tous relevant du code pénal. En plus de ces inculpations, certains de ses co-prévenus ont également été accusés d'avoir constitué une bande criminelle en vue de commettre des crimes et des assassinats. Plusieurs de ces infractions sont passibles de la peine de mort.

Le rapport de la chambre, qui a établi les chefs d'inculpation, pose problème pour trois raisons: premièrement, le rapport ne comporte pas d'éléments de preuve à charge contre les prévenus pour les infractions constitutives d'une violence commise dans des buts criminels, telles que les accusations spécifiques de « terrorisme », de meurtre et d'incendie volontaire; deuxièmement, il inclut des infractions qui devraient être abolies car elles criminalisent l'exercice du droit à la liberté d'expression pacifique qui est protégé par les conventions internationales relatives aux droits humains, telles que « dénigrement des institutions de l'État » et « distribution de documents portant atteinte à l'intérêt national »; et troisièmement, il inclut des infractions qui sont recevables, telles qu'incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence, mais qui doivent être prouvées selon des critères étroits et précis, en conformité avec l'obligation incombant à l'Algérie de respecter le droit à la liberté d'expression.

Le rapport de la chambre d'inculpation ne comporte aucun élément de preuve établissant que Kamaleddine Fekhar ou l'un quelconque de ses co-accusés auraient planifié ou perpétré le moindre acte de violence. Au contraire, il justifie les chefs d'inculpation sur la base d'enregistrements de leurs discours, sans fournir la preuve qu'ils contenaient des incitations à la violence; sur le fait qu'ils ont tenu des réunions publiques; et sur leur appartenance à des mouvements amazigh. La chambre a également considéré le fait qu'un individu non identifié qui se trouvait à proximité de la maison de Fekhar avait pris pour cible les agents de la police judiciaire en pointant une arme à feu sur eux et en lançant des engins explosifs artisanaux lors de l'opération d'arrestation, comme preuve que les prévenus faisaient partie d'une bande criminelle. L'individu en question n'avait blessé aucun policier, a échappé à l'arrestation et ne figure donc pas parmi les accusés.

Le rapport de la chambre d'inculpation cite une vidéo d'une rencontre entre Kamaleddine Fekhar et plusieurs de ses co-accusés, datant du 5 octobre 2013. Selon le rapport, dans cette vidéo, Fekhar déclare qu'un « divorce » entre les Mozabites et les Arabes est inévitable. Il fustige la police pour n'avoir pas poursuivi les personnes responsables de violences ayant visé la communauté mozabite, qualifie les Arabes d'« envahisseurs » et d'« hypocrites », et déclare que les « autorités sont dictatoriales, corrompues, criminelles, répressives » et partiales en faveur des populations arabes.

Le rapport cite une autre vidéo dans laquelle Kamaleddine Fekhar aurait déclaré: « Nous sommes sur notre terre et la terre de nos ancêtres, les Arabes ne sont pas des invités mais des envahisseurs; nous devons les chasser de nos terres et de toute l'Afrique du Nord, Daesh [l'État islamique] est la source de la corruption et des crimes. »

En ce qui concerne les autres accusés, la chambre d'inculpation cite des rapports de police qui les identifient comme étant parmi les participants à la réunion filmée dans cette vidéo d'octobre 2013. La chambre cite également des déclarations faites par les accusés à la police, dans lesquelles ils reconnaissent être des activistes pro-autonomie, avoir été présents dans la maison de Fekhar lors de l'opération d'arrestation du 9 juillet 2015 et avoir participé à des défilés ou à des manifestations pour les droits des Mozabites.

Dans sa présentation d'éléments de preuve de leur appartenance à une bande criminelle et de leur tentative de déstabiliser la sécurité de l'État, le tribunal fournit une liste d'organisations pro-autonomie dans lesquelles Fekhar et d'autres accusés étaient actifs.

 

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