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Le siège de la Cour pénale internationale, à La Haye, aux Pays-Bas. © 2016 UN Photo/Rick Bajornas
 

Récemment, un collège de juges de la Cour pénale internationale (CPI) a rejeté à l’unanimité la requête déposée en novembre 2017 par la Procureure Fatou Bensouda d’ouvrir une enquête sur les possibles crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis lors du brutal conflit armé d’Afghanistan. De fait, cette décision claque la porte au nez des victimes et de leurs familles, qui n’avaient aucun autre recours judiciaire à leur portée.

Le conflit en Afghanistan a été marqué par les attaques ciblées de civils menées par les talibans et les autres groupes rebelles, par les tortures, viols, disparitions forcées et exécutions extrajudiciaires commises par la police et les forces de sécurité afghanes, et par les abus des forces étrangères, notamment l’armée et la Central Intelligence Agency (CIA) des États-Unis. Les juges se sont pourtant déclarés du même avis de la Procureure, qui avait estimé qu’il existait des motifs raisonnables de penser que les types de crimes pour laquelle la Cour est mandatée avaient bien été commis et qu’ils étaient suffisamment graves pour relever de sa compétence.

De même, les juges partageaient l’avis de la Procureure lorsqu’elle concluait qu’aucun des responsables principaux de ces crimes, qu’ils fassent partie des talibans, des forces afghanes ou du personnel américain, n’avait été traduit en justice – un critère essentiel puisque la CPI ne peut agir qu’en tant que tribunal de dernier recours. Par contre les juges ont entrepris, de façon tout à fait inattendue, d’évaluer si le fait de passer à l’étape suivante était « dans l’intérêt de la justice ». Décidant que ce n’était pas le cas, ils ont donc rejeté la requête de la Procureure.

Le Bureau du Procureur envisage actuellement la possibilité de faire appel de cette décision dévastatrice. Mais si elle n’est pas contestée, cela signifie que la CPI ne pourra enquêter sur aucun crime de guerre ou contre l’humanité en Afghanistan.

Afin de rester en accord avec les principes fondateurs de la Cour, l’expression « intérêt de la justice » doit pourtant être interprétée de façon restrictive, ont argumenté de nombreux acteurs, notamment Human Rights Watch et le Bureau du Procureur. Les juges, au contraire, adoptent une approche extrêmement large qui, en limitant la capacité de la CPI à agir face aux graves crimes internationaux, pourrait s’avérer réellement néfaste.

Les juges reconnaissent que 680 des 699 plaintes déposées par les victimes appuyaient la nécessité d’ouvrir une enquête. Mais à leurs yeux, il ne serait dans l’intérêt de la justice de faire avancer cette affaire à l’étape suivante que si cela pouvait déboucher sur des enquêtes efficaces et des poursuites judiciaires couronnées de succès dans un délai raisonnable.

Les juges prennent note des circonstances difficiles en Afghanistan, notamment de l’instabilité politique, qui justifient en partie l’examen préliminaire du procureur, qui a duré 11 ans, sur les crimes possibles qui y ont été commis.

Les juges émettent également la supposition que « les changements résultants au sein du paysage politique concerné » en Afghanistan se révèleront « encore plus délicats » lors d’une enquête. Il s’agit là sans doute d’une allusion à la fois aux pourparlers de paix actuels en Afghanistan et aux attaques de plus en plus vives de l’administration Trump contre la CPI, essentiellement dues au fait qu’une enquête de la CPI en Afghanistan aurait pu toucher des ressortissants des États-Unis.

Les juges vont jusqu’à inclure le budget de la Cour dans leur analyse, mesurant la difficulté de conduire une enquête judiciaire en Afghanistan à l’aune de ses ressources limitées.

En soi, rien de tout cela n’est nouveau ni particulièrement bouleversant. Ce n’est un secret pour personne qu’il est très difficile de mener des enquêtes criminelles dans le contexte d’un conflit en cours et que les États qui font l’objet des enquêtes se sont trop souvent montrés peu coopératifs. Mais c’est également le cas de certains pays membres et d’autres institutions clés comme le Conseil de sécurité de l’ONU. Alors que les conflits font rage dans le monde entier, il existe un décalage croissant entre d’une part le mandat de la CPI et d’autre part le soutien politique et les ressources financières dont elle dispose pour pouvoir agir efficacement.

Mais ce qui est nouveau, et très inquiétant, est que les juges se servent ainsi de la notion polymorphe d’« intérêt de la justice » pour laisser ces considérations politiques et pratiques neutraliser le mandat de la CPI. Selon la logique des juges, le rôle de la Cour devrait se limiter aux situations où la coopération des États est assurée. En raisonnant ainsi, ils offrent sur un plateau aux États un moyen de se mettre hors de portée de la justice.

Les suppositions des juges sur le manque de coopération passent à côté de l’idée essentielle, à savoir que l’obligation de surmonter des difficultés de coopération fait partie intégrante de la mission d’un tribunal chargé de poursuivre ceux qui sont par ailleurs considérés comme intouchables – et qu’en aucun cas elle ne saurait constituer une raison de renoncer à agir. Il est particulièrement troublant de baser l’ouverture d’enquêtes sur le degré de vraisemblance des arrestations et finalement du procès. Il est évident que sans arrestation, il ne peut y avoir de justice, mais c’est un jeu qui se joue à long terme. Une justice qui autrefois semblait impossible peut se réaliser un jour. Des individus inculpés mais protégés de l’arrestation peuvent soudainement être amenés devant le tribunal, comme l’a montré l’expérience d’autres tribunaux pénaux internationaux, par exemple pour l’ex-Yougoslavie ou la Sierra Leone.

Le raisonnement des juges repose en partie sur la crainte de ce qu’il adviendrait de la légitimité de la Cour si elle ne se montrait pas à la hauteur des attentes des victimes. C’est vrai, les récents acquittements à l’issue des procès très médiatisées de Jean-Pierre Bemba et Laurent Gbagbo (respectivement ancien vice-président de la République démocratique du Congo et ex-président de la Côte d’Ivoire) ont consterné les victimes et les partisans de la CPI. Mais en signifiant leur volonté de sacrifier la primauté du droit sur l’autel de ce que peut accepter le marché politique, ce sont les juges eux-mêmes qui ont gravement porté atteinte à la crédibilité de la Cour.

Des décennies d’impunité en Afghanistan ont clairement montré aux victimes des crimes graves et à leurs familles que les intérêts des puissants empièteront presque toujours sur leur propre intérêt et sur leur droit de voir les responsables rendre compte de leurs actes. En choisissant de ne pas enquêter sur les probables crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en Afghanistan, les juges ont de fait signifié aux victimes que la CPI, elle non plus, ne prendrait pas leur défense. Il s’agit là d’un dangereux message dont l’écho résonnera bien au-delà de l’Afghanistan.

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