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Mali : Les moyens de contrainte des détenus provoquent des blessures graves

L’armée devrait adopter les normes internationales relatives au traitement des prisonniers

D’anciens détenus montrent les cicatrices de blessures infligées par les forces de sécurité maliennes dans le cadre d’opérations militaires menées à Mondoro, en décembre 2018, au cours desquelles des cordes ou les propres turbans des victimes ont été excessivement serrés sur leur bras.  © 2019 Corinne Dufka/Human Rights Watch

Lors de ses opérations de lutte contre le terrorisme, certaines unités de l’armée malienne emploient à l’encontre de détenus des moyens de contrainte qui ont entraîné des amputations et d’autres blessures graves, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Le ministère malien de la Défense devrait adopter les normes internationales relatives au traitement des prisonniers et mettre un terme aux pratiques abusives qui s’apparentent à des actes de torture ou à d’autres traitements cruels et inhumains.

D’anciens détenus ayant été emprisonnés dans le centre du Mali en 2018 et 2019 ont déclaré à Human Rights Watch que les militaires leur avaient attaché les mains, les coudes ou les pieds avec une corde, un cordon en plastique ou leur propre turban, ce qui avait restreint leur circulation sanguine et avait souvent entaillé leur chair. Au moins quatre d’entre eux ont dû être amputés d’un membre, tandis que des dizaines d’autres ont signalé des blessures, de fortes douleurs et une perte temporaire de mobilité.

Dans sa réponse à Human Rights Watch, le gouvernement malien a affirmé qu’il se chargeait de mettre fin à cette pratique abusive par le biais de la formation et en traduisant en justice les auteurs présumés d’abus, soulignant « la détermination du gouvernement à lutter contre l’impunité sous toutes ses formes, en particulier sur le théâtre des opérations menées par les forces armées et de sécurité ».

« Les techniques de contrainte brutales employées contre des détenus par certains militaires maliens sont cruelles, douloureuses et entraînent des invalidités permanentes », a affirmé Corinne Dufka, directrice pour le Sahel à Human Rights Watch. « L’armée devrait mettre fin à cette pratique illégale et inhumaine et traiter les détenus conformément aux normes internationales. »

Les derniers abus documentés se sont déroulés lors de huit opérations gouvernementales de lutte contre le terrorisme dans la région de Mopti entre février 2018 et juin 2019. Human Rights Watch a interrogé à Bamako et à Sévaré 33 anciens détenus qui présentaient tous des cicatrices visibles sur la partie supérieure du bras, aux poignets ou aux chevilles. Human Rights Watch a également interrogé des membres de leurs familles, des travailleurs humanitaires, des professionnels de la santé et des gendarmes. Human Rights Watch avait précédemment documenté des dizaines d’abus similaires de détenus perpétrés par l’armée entre 2013 et 2017.

Tous les anciens détenus interrogés ont déclaré avoir été accusés de soutenir ou d’être membres des groupes islamistes armés qui commettent des exactions graves dans le centre du Mali depuis 2015. Ils ont affirmé que l’armée les avait arrêtés alors qu’ils travaillaient dans leur village, qu’ils faisaient paître leurs bêtes ou qu’ils se trouvaient au marché. Ils ont été ligotés puis transportés vers une base de l’armée, un campement de brousse ou une gendarmerie à plusieurs heures de l’endroit où ils étaient ; dans certains cas, ce trajet avait pris plusieurs jours. Ils ont expliqué être restés attachés sur une période allant de 12 heures à huit jours.

Ils ont généralement affirmé avoir perdu toute sensation après que leurs mains, leurs bras et leurs pieds avaient enflé, les liens qui les retenaient étant rentrés dans leur chair du fait de cet œdème. Un grand nombre d’entre eux ont expliqué qu’il avait fallu attendre plusieurs jours voire plusieurs mois pour ne plus avoir cette sensation d’ankylose ; des professionnels de la santé ont affirmé à Human Rights Watch que cela semblait indiquer d’éventuelles lésions nerveuses. Beaucoup ont décrit la difficulté qu’ils avaient eu à manger, à s’habiller ou à travailler. Plusieurs ont précisé qu’un médecin avait dû extraire de leur peau par des moyens chirurgicaux le dispositif employé pour restreindre leurs mouvements.

Dans quatre cas, la perte de circulation de sang avait provoqué une gangrène, qui avait conduit à une amputation. Deux hommes et un garçon de 16 ans ont ainsi perdu une main ou un bras, et un homme qui avait été suspendu la tête en bas et brûlé pendant qu’il était attaché a perdu un bras et une jambe.

Deux des personnes qui ont perdu une main faisaient partie de la cinquantaine de suspects provenant des alentours du village de Mougnakana, près de la frontière avec le Burkina Faso, qui avaient été placés en détention le 14 décembre 2018. Ils avaient eu les yeux bandés, avaient été attachés avec une corde ou leur propre turban, et conduits jusqu’à une base militaire à Gao, à deux journées de route. Human Rights Watch a interrogé 14 détenus qui, quatre mois plus tard, présentaient tous des cicatrices aux bras ou aux poignets.

D'anciens détenus montrent leurs cicatrices ainsi qu’un bandage suite à l’amputation d’une main, après avoir été longtemps ligotés avec des cordes, des cordons en plastique ou leur propre turban par les forces de sécurité maliennes, lors d'opérations antiterroristes menées dans le centre du Mali en 2018 et 2019.   © 2019 Corinne Dufka pour Human Rights Watch

« Avec mes bras qui enflaient, la corde a pénétré dans ma chair, provoquant de profondes coupures », a déclaré un homme de 44 ans. « C’était tellement sérieux que le médecin a dû retirer la corde par des moyens chirurgicaux. Le médecin a dit à plusieurs d’entre nous : ‘Vos mains sont si mal-en-point que vous devrez peut-être être amputés.’ La douleur était intense ; j’étais prêt à ce qu’on m’ampute. … Mes mains ont été sauvées. Mais les deux autres, dont un garçon de 16 ans, n’ont pas eu ma chance… ils ont tous les deux perdu leurs mains. L’un d’eux est toujours hospitalisé et l’autre a été transféré vers la prison centrale. »

Deux témoins ont affirmé que la main droite d’un jeune homme de 20 ans s’était nécrosée et avait fini par se détacher plusieurs semaines après qu’il avait été attaché aux poignets avec un cordon en plastique pendant plus de 12 heures. Cet homme était parmi les neuf suspects placés en détention le 28 mai 2019, près du village de Managou, non loin de la frontière avec le Burkina Faso. L’un des hommes a déclaré que si lui et les autres suspects avaient subi une perte temporaire de mobilité plus ou moins prononcée, le jeune homme, atteint d’un trouble de santé mentale, avait été traité de manière particulièrement cruelle, sans doute, d’après ce témoin, parce qu’il était perçu comme ayant résisté à son arrestation. Human Rights Watch s’est entretenue avec la victime et a des photographies de ses blessures.

« Les militaires nous ont arraché nos turbans, attaché les mains et bandé les yeux », a précisé un homme. « Quand [nom non divulgué] a répondu aux militaires en leur disant : ‘Vous ne pouvez rien faire, nous ne craignons que Dieu, ils ont été pris de colère et lui ont attaché les mains de manière incroyablement serrée, avec un câble en caoutchouc qui sert à fixer des bagages sur un vélo. Ils nous ont jetés dans le véhicule comme des fagots de bois et ont roulé pendant des heures jusqu’à ce que nous atteignions leur base à Mondoro. »

Un homme qui s’est occupé de lui après sa libération a déclaré : « Ses deux mains étaient enflées ; la droite avait une profonde entaille au niveau du poignet… elle était infectée. Il a eu de la fièvre pendant un mois, jusqu’à ce que sa main se détache. Encore aujourd’hui, sa main gauche n’a aucune force. »

Un marchand de bétail âgé de 36 ans qui avait été détenu dans un village près de Ténenkou le 24 avril 2018 a perdu une main et un pied. Human Rights Watch a interrogé l’homme avant l’amputation de ses membres, qui s’étaient nécrosés. La Commission nationale des droits de l’homme, organe gouvernemental (CNDH), apporte un soutien à cet homme, dont l’avocat a engagé une procédure judiciaire contre l’État.

« On m’a emmené dans un campement militaire en brousse où l’on m’a lié les mains et les pieds avec un cordon en plastique », a-t-il expliqué. « Ils m’ont suspendu à une barre pendant plus de cinq heures… J’ai reçu des coups de canne et ils m’ont mis quelque chose d’incandescent sur les mains et les pieds à plusieurs reprises, tout en ordonnant : ‘Dis-nous où sont les djihadistes !’ On m’a libéré deux jours plus tard, mais la douleur est insupportable. Et maintenant, comment vais-je faire pour nourrir ma famille ? »

La méthode de transport des détenus semble avoir exacerbé certaines blessures. Un homme de 28 ans détenu en 2018, qui présentait de profondes cicatrices aux bras, a ainsi commenté : « Ils nous ont traînés depuis le village, battus et attachés deux par deux par les coudes, dos à dos, puis nous ont jetés dans des camions comme des sacs de riz. Nous avons traversé Douna et Hombori, sur des routes rocailleuses et accidentées. Quand nous sommes arrivés à Gao deux jours plus tard, et à cause de la chaussée cahoteuse et du poids des gens qui étaient sur moi, la corde avait fait une entaille profonde dans mon bras. »

En juillet 2018, Human Rights Watch a interrogé huit hommes qui avaient été appréhendés en février près de la ville de Mougnakana alors qu’ils emmenaient leurs bêtes au puits. Les hommes qui, à l’exception d’un, présentaient tous des cicatrices visibles attribuables à la manière dont ils avaient été attachés, ont déclaré avoir passé huit jours dans la base de la Garde nationale à Mondoro, les bras liés ; on les détachait pendant une courte durée une fois par jour pour qu’ils puissent manger. Plusieurs ont décrit des douleurs et une perte de sensation cinq mois après leur libération.

« Ils nous ont encerclés au puits, nous ont ordonné de nous jeter par terre, puis ont attrapé nos turbans et, avec, nous ont lié les mains et bandé les yeux avec force », a déclaré un homme de 34 ans. « Plus tard, ils nous ont attachés avec un cordon en plastique. Certains jours, ils nous détachaient pendant quelques minutes mais je ne sentais rien… Les autres prisonniers devaient me nourrir. Franchement, je n’ai pas senti mes doigts pendant plusieurs mois, et encore aujourd’hui, la sensation n’est pas complètement revenue dans ma main gauche. Je prends tout le temps des médicaments contre la douleur. »

Un autre homme a expliqué : « Encore aujourd’hui, soit cinq mois plus tard, je n’ai plus de sensation dans la main droite, et j’ai mal. À l’autre main, j’ai un doigt qui ne sent plus rien du tout. »

Les personnes interrogées ont souvent impliqué des membres de la Garde nationale malienne, une unité placée sous les ordres du ministère de la Défense, et qui est basée à Mondoro, près de la frontière avec le Burkina Faso. Les abus ont pris fin lorsque les militaires ont remis les détenus aux gendarmes, lesquels, d’après les victimes, ont veillé à ce que les blessés les plus graves reçoivent des soins médicaux. De nombreux détenus ont déclaré que les gendarmes avaient exprimé leur colère en découvrant le traitement qu’ils avaient subi. « Les gendarmes étaient en colère contre les militaires », a précisé un détenu. « Ils ont crié : ‘Ce n’est pas normal ! Vous savez très bien qu’il ne faut pas faire ça aux détenus.’ »

Les règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (« règles Mandela ») stipulent que les instruments de contrainte ne devraient jamais être appliqués comme sanction disciplinaire et que ceux qui sont « intrinsèquement dégradants et douloureux » sont interdits. Les moyens de contrainte utilisés doivent constituer « la méthode la moins attentatoire qui est nécessaire et raisonnablement disponible pour contrôler les mouvements du détenu » et « être retirés dès que possible une fois qu’il n’y a plus de risques liés à la liberté de mouvement ».

Dans un rapport à paraître, Human Rights Watch présentera de manière détaillée plusieurs cas de mauvais traitements de détenus au Mali, ainsi que des cas de disparitions forcées.

Le 1er octobre, le ministère de la Défense et des Anciens combattants a répondu aux constats dressés par Human Rights Watch, affirmant qu’il était au courant de ces allégations et avait ouvert une enquête sur au moins l’une d’elles. Il a ajouté qu’il prenait de manière proactive des mesures pour régler ce problème en recourant à la formation et en intensifiant les efforts pour faire rendre des comptes aux militaires accusés d’avoir commis de graves abus, soulignant que, ces dernières années, de nombreux « cas de violations de droits de l’Homme ont fait systématiquement l’objet d’enquêtes qui ont abouti à des poursuites judiciaires contre des auteurs présumés. À ce jour, une vingtaine de militaires sont inculpés pour assassinat, tortures, séquestration de personnes, complicité de ces crimes et infractions aux consignes ».  

Le ministère malien de la Défense devrait de toute urgence prendre des mesures pour mettre fin aux pratiques abusives et veiller à ce que les gendarmes prévôts, qui sont chargés d’assurer la discipline et les droits des détenus et ont reçu une formation adaptée, soient présents pendant toutes les opérations de lutte contre le terrorisme, a recommandé Human Rights Watch.

« Les mauvais traitements infligés aux détenus, y compris ceux qui ont commis un délit, constituent une pratique non seulement illégale, mais aussi à courte vue et contre-productive », a conclu Corinne Dufka. 

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