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Rwanda : Six mois plus tard, toujours pas de justice pour Kizito Mihigo

Les autorités n’ont pas mené d’enquête crédible sur son décès en détention

Kizito Mihigo s’adresse aux médias à Kigali le 15 avril 2014, après neuf jours de détention au secret. Dans un enregistrement audio diffusé après sa mort, Kizito Mihigo dit avoir été forcé de demander pardon et d’avouer des crimes dont il a été accusé plus tard. © 2014 Stéphanie Aglietti/AFP via Getty Images

(Nairobi) – Les autorités rwandaises n’ont pas mené d’enquête crédible et transparente sur le décès suspect en garde à vue du célèbre chanteur Kizito Mihigo. Il est essentiel qu’une enquête indépendante et efficace soit menée avec la participation d’experts étrangers, notamment le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires.

Les autorités rwandaises ont annoncé avoir trouvé Kizito Mihigo mort dans sa cellule le 17 février 2020 au poste de police de Remera, affirmant qu’il « s’était étranglé » à mort. Quelques jours avant son arrestation, cependant, Kizito Mihigo avait raconté à Human Rights Watch qu’il faisait l’objet de menaces afin qu’il fournisse de faux témoignages contre des opposants politiques et qu’il voulait quitter le pays parce qu’il craignait pour sa sécurité. Détracteur du gouvernement qui avait déjà été poursuivi et emprisonné pendant quatre ans, il avait exprimé des inquiétudes face au risque sérieux d’être tué par des agents de l’État.

« Il incombe au gouvernement rwandais de démontrer que Kizito Mihigo n’a pas été tué illégalement pendant sa garde à vue, mais six mois plus tard, le gouvernement a manifestement manqué de le faire », a expliqué Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale chez Human Rights Watch. « Au lieu de faire la lumière sur les circonstances entourant la mort de Kizito Mihigo et de poursuivre les responsables, les autorités ont alimenté une version selon laquelle il était déprimé et suicidaire. »

L’enquête externe indépendante devrait non seulement se pencher sur l’arrestation et la détention de Kizito Mihigo en février immédiatement avant son décès, mais aussi sur les actes abusifs basés sur des motifs politiques commis par les autorités à son encontre en 2014 et 2015, ainsi que sur l’enquête menée par les autorités sur sa mort et leurs actions après son décès.

Kizito Mihigo a été arrêté à Nyaruguru, près de la frontière avec le Burundi, le 13 février 2020, avec deux autres personnes. Le Bureau d’enquêtes rwandais (Rwanda Investigation Bureau, RIB) a annoncé tard dans l’après-midi du 14 février que Kizito Mihigo était en garde à vue et a indiqué qu’il était inculpé de tentative de traverser la frontière illégalement, d’association avec des « groupes terroristes » et de corruption. Les circonstances autour de son arrestation et de sa détention ultérieure restent floues.

La police nationale rwandaise a rapporté que Kizito Mihigo est mort le 17 février, présumément par suicide, quelques heures après qu’elle a affirmé avoir trouvé son corps sans vie dans sa cellule au poste de police de Remera. Le même jour, la porte-parole du RIB, Marie-Michelle Umuhoza, a annoncé aux médias locaux que Kizito Mihigo « s’était étranglé » avec ses draps et avait montré un « comportement inhabituel » pendant sa garde à vue.

Kizito Mihigo a été détenu au secret dans un lieu inconnu pendant neuf jours en avril 2014, où il a dit avoir été frappé, menacé et forcé d’avouer des crimes dont il a été inculpé plus tard. En février 2015, la Haute Cour de Kigali l’a condamné à 10 ans de prison pour des délits présumés de formation d’une association de malfaiteurs, de planification de meurtre et de complot d’attentat contre le pouvoir en place ou le président. Il a été libéré en septembre 2018 en vertu d’une grâce présidentielle.

Kizito Mihigo a fait un enregistrement le 6 octobre 2016 alors qu’il purgeait sa peine à la prison de Nyarugenge à Kigali qu’il a transmis à Human Rights Watch à l’époque. Dans cet enregistrement, il expliquait que les poursuites à son encontre étaient politiques et constituaient une tentative de censurer une chanson qu’il avait diffusée quelques semaines avant son arrestation. Dans la chanson sortie le 5 mars 2014, Kizito Mihigo – rescapé du génocide – exprimait sa compassion pour les victimes du génocide ainsi que des autres crimes commis au lendemain du génocide.

Dans l’enregistrement, Kizito Mihigo indiquait qu’il avait été forcé d’assister à des réunions avec plusieurs hauts responsables du gouvernement, dont la directrice de cabinet du président Paul Kagame, Ines Mpambara, et le vice-président du Sénat de l’époque, Bernard Makuza, qui lui auraient dit que le président n’avait pas aimé sa chanson et que s’il ne demandait pas pardon, il serait mort.

Dans l’enregistrement, Kizito Mihigo a aussi précisé que pendant sa détention au secret, du 6 au 15 avril 2014, il a été frappé et interrogé devant Dan Munyuza, alors inspecteur général adjoint de la police, qui lui a dit de plaider coupable et de « demander pardon ». Dans le cas contraire, il ferait face à une peine à perpétuité et une mort en prison. Dan Munyuza est actuellement inspecteur général de la police.

Comme décrit dans la Version révisée du Manuel des Nations Unies sur la prévention des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et les moyens d’enquête sur ces exécutions (le Protocole du Minnesota), les obligations de l’État de respecter et protéger le droit à la vie signifient qu’il est responsable d’une mort en détention, à moins qu’il ne prouve le contraire, notamment dans les cas « où la personne décédée ... était, avant sa mort, un opposant politique du gouvernement ou un défenseur des droits de l’homme ; elle souffrait de problèmes de santé mentale reconnus ; ou elle s’est suicidée dans des circonstances inexpliquées ».

Le 26 février 2020, l’Organe national de poursuite judiciaire rwandais a conclu que la mort de Kizito Mihigo « [était] due à un suicide par pendaison » et a déclaré qu’il n’engagerait pas de poursuites pénales. L’organe de poursuite judiciaire a indiqué que les agents de police en service « n’ont entendu aucun trouble » et que le rapport d’autopsie a déterminé qu’il était mort d’« asphyxie/hypoxie, la pendaison étant la cause la plus probable ».

Les résultats de l’examen post-mortem du Laboratoire médico-légal du Rwanda n’ont pas été rendus publics. Pour établir leur absence de responsabilité dans la mort de Kizito Mihigo, les autorités rwandaises auraient dû autoriser un organisme indépendant à mener une enquête impartiale, approfondie et transparente.

Human Rights Watch a écrit au ministre de la Justice Johnston Busingye le 10 août pour demander des informations sur les enquêtes menées sur les allégations de Kizito Mihigo et sur sa mort en détention, mais n’a reçu aucune réponse.

Des enquêtes et des poursuites sont essentielles pour dissuader de futures violations du droit à la vie et pour promouvoir la responsabilisation, la justice et l’État de droit, et le non-respect de l’obligation d’enquêter est une violation du droit à la vie, a déclaré Human Rights Watch.

Le Protocole du Minnesota prévoit aussi que dans certaines circonstances, « il incombe aux États de coopérer à l’échelle internationale aux enquêtes sur les homicides résultant potentiellement d’actes illégaux, en particulier lorsqu’elles portent sur une allégation de crime international, tel qu’une exécution extrajudiciaire ». Harriet Mathews, directrice générale du Département d’Afrique du ministère britannique des Affaires étrangères et du Commonwealth, et Tibor Nagy, sous-secrétaire d’État américain aux Affaires africaines, ont tous deux appelé à l’ouverture d’enquêtes indépendantes sur le décès de Kizito Mihigo.

Le Rwanda s’apprête à accueillir la prochaine réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth, qui inclura des discussions sur la gouvernance et l’État de droit. La réunion, initialement prévue en juin mais reportée en raison de la pandémie de Covid-19, doit réunir les dirigeants de 53 pays du Commonwealth à Kigali. Le Commonwealth devrait s’assurer qu’une enquête internationale sur la mort de Kizito Mihigo est menée avant la réunion, a indiqué Human Rights Watch.

« Kizito Mihigo a émis de graves allégations de torture et d’autres violations des droits à l’encontre de hauts responsables du gouvernement qui occupent toujours des postes clés aujourd’hui », a conclu Lewis Mudge. « Ces allégations attirent l’attention sur la mort suspecte de Kizito Mihigo en détention et ne devraient pas être balayées sous le tapis. »

Détention au secret et procès de Kizito Mihigo en 2014

Dans l’enregistrement réalisé le 6 octobre 2016 à la prison de Nyarugenge à Kigali, Kizito Mihigo donne des précisions sur sa détention au secret et son procès en 2014. Son récit inclut des allégations graves de violations de ses droits à la liberté d’expression, à l’intégrité physique, à la liberté et à un procès équitable, ce qui devrait également faire l’objet de toute enquête externe sur sa mort en détention, a indiqué Human Rights Watch.

Le 5 mars 2014, Kizito Mihigo, tutsi dont certains proches ont été tués lors du génocide de 1994, a diffusé une chanson intitulée « Igisobanuro Cy’urupfu » (« Explication de la mort » en kinyarwanda), dans laquelle il affirme qu’« il n’y a pas de bonne mort, que ce soit du fait d’un génocide, d’une guerre, d’un massacre en représailles, d’une disparition dans un accident ou d’une maladie ». La chanson a été largement considérée comme un symbole au Rwanda : un rescapé du génocide tutsi affichant sa sympathie non seulement pour les victimes du génocide, mais aussi pour les Hutus qui ont été tués en représailles par des militaires de l’actuel parti au pouvoir, le Front patriotique rwandais. Human Rights Watch a documenté en détail le génocide et les crimes de 1994 commis par le Front patriotique rwandais. Ceux-ci restent des sujets sensibles dans le pays.

Dans l’enregistrement, Kizito Mihigo indique qu’après la sortie de la chanson, il a été menacé et convoqué à plusieurs reprises par de hauts responsables du gouvernement et qu’on a exigé de lui qu’il demande pardon. Certains des responsables cités par Kizito Mihigo comme ayant proféré des menaces incluaient : Protais Mitali, alors ministre de la Culture ; Theos Badege, le chef du département d’enquêtes criminelles de l’époque ainsi que des représentants de la présidence.

Le 17 mars 2014, le président Paul Kagame a déclaré lors d’une allocution publique : « Je ne suis pas un chanteur, je ne pourrais jamais chanter les louanges de ceux qui souhaitent du mal au Rwanda... celui qui menace la paix de ce pays doit payer. Nous utilisons les petits moyens que nous avons pour préserver notre sécurité. »

Dans l’enregistrement, Kizito Mihigo raconte que, le 6 avril 2014, deux agents de police l’ont arrêté à un feu rouge à Kigali et l’ont fait monter de force dans leur voiture. Ils ont confisqué son téléphone et l’ont conduit à un poste de police qui servait aussi de centre de détention non officiel, appelé Kwa Gacinya dans le quartier de Gikondo. Au bout de 30 minutes, poursuit-il, il a été conduit à Kicukiro, où deux autres hommes sont montés dans la voiture et il a été emmené dans une forêt dans le district de Nyanza. À ce moment, précise-t-il dans son enregistrement : « J’ai pensé que ces gens … allaient me tuer dans la forêt et la population découvrirait mon corps le lendemain ». Il n’a pas été tué ; au lieu de cela, il a été conduit dans le bureau du vice-président du Sénat.

Kizito Mihigo raconte aussi que pendant la réunion avec la directrice de cabinet de l’époque du président Paul Kagame, Ines Mpambara, le vice-président du Sénat de l’époque, Bernard Makuza, et l’inspecteur général adjoint de la police de l’époque, Dan Munyuza, il a été insulté et menacé, et qu’on a exigé de lui qu’il demande pardon. Il a aussi été interrogé sur une conversation sur WhatsApp qu’il avait eue avec un représentant d’un parti d’opposition en exil : « On m’a dit que je devais continuer de demander pardon, mais que cette fois-là, ils n’étaient pas sûrs si le pardon allait m’être accordé. » Ines Mpambara est actuellement ministre des Affaires du gouvernement.

Kizito Mihigo a été conduit, avec un sac noir sur la tête, à une maison dans un lieu inconnu où la police l’a enfermé pendant neuf jours, jusqu’au 15 avril : « J’étais menotté jour et nuit, je mangeais une fois tous les deux jours... J’ai subi beaucoup d’interrogatoires très musclés. Le 10 avril ... j’ai été amené dans le bureau du commissaire adjoint de la police, Dan Munyuza. J’ai été battu par les officiers de police qui étaient là ; j’étais allongé par terre et on me frappait sur les fesses » Il ajoute qu’il a été conduit au bureau de la Primature, où des responsables du gouvernement l’ont interrogé sur sa chanson et sa conversation sur WhatsApp.

Le 15 avril, Kizito Mihigo a été présenté aux médias lors d’une conférence de presse. Dans l’enregistrement, il indique que Dan Munyuza lui avait dit que s’il continuait à « demander pardon » et s’il plaidait coupable pendant le procès, « les choses allaient devenir faciles », mais que s’il essayait de dénoncer son traitement en détention et de plaider non coupable, il serait condamné à perpétuité et allait « mourir en prison ».

En novembre 2014, Kizito Mihigo a plaidé coupable pour tous les chefs d’inculpation, qui incluaient des crimes contre l’État et une complicité dans des actes terroristes, pour avoir présumément collaboré avec des groupes considérés par le gouvernement comme étant des ennemis du Rwanda. Dans l’enregistrement, il a expliqué que ces aveux ont été faits sous la contrainte. Il a réaffirmé cela à Human Rights Watch plusieurs fois lors d’entretiens entre 2017 et 2020.

En février 2015, la Haute Cour de Kigali a condamné Kizito Mihigo à 10 ans de prison pour des délits présumés de formation d’une association de malfaiteurs, de planification de meurtre et de complot d’attentat contre le pouvoir en place ou le président. Il figurait parmi les 2 000 prisonniers libérés en septembre 2018 en vertu d’une grâce présidentielle, qui a aussi concerné l’opposante Victoire Ingabire.

Kizito Mihigo n’est pas le premier détenu à mourir en garde à vue au Rwanda. En avril 2018, 10 jours après son arrestation, la police a déclaré que Donat Mutunzi, un avocat, s’était pendu dans sa cellule au poste de police de Ndera. D’après les rapports, l’autopsie a révélé « plusieurs plaies » sur son visage et ses tempes. En février 2015, Emmanuel Gasakure, cardiologue et ancien médecin du président Paul Kagame, a été, selon les médias, abattu par la police alors qu’il était en garde à vue au poste de police de Remera. Un porte-parole de la police a affirmé dans une déclaration qu’Emmanuel Gasakure a été tué alors qu’il tentait de désarmer un garde.

En 2017, Human Rights Watch a publié un rapport sur les abus en détention au Rwanda, qui incluait des cas dans lesquels les Forces rwandaises de défense ont détenu, interrogé et torturé des personnes dans des maisons privées.

Human Rights Watch a documenté de nombreux cas d’arrestations arbitraires, de détentions, de poursuites judiciaires, de meurtres, de torture, de disparitions forcées, de menaces, de harcèlement et d’intimidation à l’encontre d’opposants au gouvernement et de détracteurs au Rwanda. Outre la répression des voix critiques à l’intérieur du Rwanda, des dissidents et des détracteurs réels ou supposés hors du pays – dans des pays voisins, comme l’Ouganda et le Kenya, ainsi que plus loin, en Afrique du Sud et en Europe – ont été attaqués et menacés.

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