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Interview: Enseignements tirés (espérons-le) par la CPI en Côte d'Ivoire, par Elly Stolnitz

Les unes de plusieurs quotidiens exposées dans un kiosque à journaux d’Abidjan, le 1er octobre 2014, et consacrées en partie à l’audience préliminaire alors en cours dans une affaire dont a été saisie la Cour pénale internationale à la suite des violences post-électorales de 2010-2011 en Côte d’Ivoire. © 2014 Human Rights Watch

Des affrontements ont éclaté en Côte d'Ivoire après l’élection présidentielle de 2010, lorsque le Président Laurent Gbagbo a refusé de reconnaître la victoire d’Alassane Ouattara, l’actuel dirigeant du pays. Pendant cinq mois, le pays a sombré dans la violence, le conflit prenant des dimensions politiques et parfois ethniques et religieuses. Dans ces circonstances, avec des exactions commises à la fois par les forces pro-Ouattara et celles acquises à Gbagbo, au moins 3.000 personnes ont trouvé la mort et 150 femmes ont subi des viols.

En octobre 2011, le Procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a ouvert une enquête sur ces violences. Bien que la CPI se soit engagée dès le début de la procédure à enquêter sur les deux camps – et affirme en avoir toujours l'intention – elle ne s’est jusqu'à présent préoccupée que de crimes qui auraient été commis par les forces loyales à Gbagbo, y compris par Gbagbo lui-même. Cette démarche a alimenté les dangereuses perceptions d’un tribunal partial, privé de nombreuses victimes d’un sentiment de justice, et compliqué la diffusion d’information par le personnel de la CPI.. Elizabeth Evenson, avocate-conseil auprès de Human Rights Watch (HRW) et spécialiste de la justice internationale, s’entretient avec Elly Stolnitz au sujet de son nouveau rapport,  « Pour que la justice compte », de ce que la CPI doit faire –en Côte d'Ivoire et ailleurs – et de comment elle peut, depuis La Haye, mieux rendre une justice qui compte aux yeux des victimes sur le terrain.

Comment l'enquête est-elle devenue unilatérale?

Le Bureau du Procureur affirme qu'il envisageait d'enquêter sur toutes les parties [au conflit]. Mais qu’il a décidé de s’intéresser d’abord aux crimes attribués aux forces pro-Gbagbo. Ce choix initial s’est transformé en des années de retard. Il dit s’être heurté à des problèmes financiers – ayant donné la priorité à ces crimes, il lui manque désormais les ressources nécessaires pour ouvrir des enquête supplémentaires. Le Bureau du Procureur a indiqué qu'il comptait élargir cette année le nombre d'enquêtes en Côte d'Ivoire, ce qui pourrait marquer le début d‘un nouveau chapitre pour la CPI dans ce pays. Mais en attendant, cela fait presque quatre ans qu’elle est perçue comme menant des poursuites contre une seule des parties au conflit.

Qu’est-ce que cela signifie pour la population ivoirienne?

Ne pas se saisir de crimes commis par toutes les parties prive les victimes de crimes commis par les forces pro-Ouattara d'obtenir justice devant la CPI. En 2011, lorsque le Procureur a ouvert ses enquêtes, il était évident que les Ivoiriens avaient des attentes considérables. Dans le cadre des recherches que j’ai menées pour ce rapport, les perceptions de parti-pris, de justice unilatérale reviennent de manière récurrente dans presque tous les témoignages ; menaçant de remettre en cause la légitimité de la Cour aux yeux de nombreux Ivoiriens, en particulier des victimes d'abus commis par les forces pro-Ouattara.

Qu’est-ce que la Cour aurait pu faire différemment?

Il y a plusieurs choses que les différentes branches de la Cour auraient dû faire en Côte d'Ivoire et devraient faire dans les autres contextes où la CPI est active. Le Procureur doit prendre des décisions difficiles pour savoir contre qui diriger les poursuites – elle ne peut enquêter sur tous les crimes commis dans le cadre d’un conflit. Mais cela implique que les affaires sur lesquelles son Bureau choisit d’ouvrir des poursuites doivent avoir le plus grand impact possible. Le Bureau du Procureur aurait dû davantage prendre en compte les souffrances des victimes du conflit. Pour aller de l'avant, en Côte d'Ivoire et dans d'autres pays où la CPI est saisie d’affaires, le Bureau du Procureur devrait concrétiser son engagement à consulter davantage les victimes lorsqu’il est question de choisir qui poursuivre et pour quels crimes. Si les enquêtes ne reflètent pas mieux l'expérience vécue par de nombreuses victimes, la Cour court le risque de paraître détachée, en décalage avec les communautés locales.

Mais d'autres branches de la CPI auraient aussi dû faire davantage pour inclure les Ivoiriens de façon systématique. Depuis trois ans, le Greffe de la CPI, en charge des stratégies de sensibilisation de la Cour, n’a personne basé en Côte d'Ivoire pour familiariser la population et les médias aux procédures. Le Greffe a fait ce qu'il pouvait depuis La Haye, mais il ne dispose pas de ressources suffisantes pour dépêcher quelqu'un à temps plein sur place, à Abidjan. Donc au final, pas assez de gens n’ont obtenu les informations dont ils avaient besoin.

Les activités de la CPI en Côte d'Ivoire reçoivent beaucoup d’attention puisqu’il s’agit du procès d’un ancien Président. Mais l’action de la CPI peut être très difficile à décrypter – les choix du Bureau du Procureur, quelles victimes peuvent avoir recours à la Cour – et la CPI n'a pas été en mesure de diffuser de telles informations à un public assez large.

La Cour a également accompli un travail considérable auprès des médias, offrant des formations, invitant des journalistes ivoiriens à La Haye pour couvrir la procédure. Mais la presse ivoirienne – en particulier la presse écrite – reste souvent une presse d’opinion, politisée. La CPI a vraiment besoin de disposer de ses propres programmes pour s’adresser directement au public.

Heureusement, le Greffe de la CPI a pris conscience de ce problème. En octobre dernier, ils ont engagé quelqu’un à temps plein pour s’occuper de la sensibilisation, depuis Abidjan. L'an prochain, dans le cadre de larges réformes prévues par le Greffe, un chef de bureau devrait être nommé à Abidjan. Cela devrait également aider le Greffe à se montrer plus stratégique dans sa manière d’aborder l’ensemble de ses activités dans le pays. Espérons que cela aidera les populations locales à mieux comprendre l’action de la CPI.

Qu’est-ce que cela signifie pour la société civile?

En Côte d'Ivoire, les organisations de la société civile constituent un lien essentiel entre les victimes, et la Cour. La société civile pallie au manque de sensibilisation par la CPI et familiarise les populations locales aux activités et procédures de la Cour.. Et bien que ces organisations soient, dans une certaine mesure, soutenues dans leurs activités par la CPI, le fait que cette dernière soit perçue comme partiale a affecté leur travail.  

La CPI est extrêmement importante pour ces activistes. Ils veulent voir son action couronnée de succès et les auteurs de violations tenus responsables, pour que le pays puisse aller de l'avant. J’ai récemment parlé à une coalition d’activistes qui a mis la CPI en contact avec des journalistes locaux, loué des salles pour qu’elle  puisse y tenir des conférences de presse, et offert un soutien logistique à la Cour lors de l’ouverture des enquêtes. Mais la CPI n'a jamais complètement repris les choses en main, avec ses propres activités de sensibilisations. Donc pour moi, c’est un peu comme si elle avait laissé tomber ces activistes.

Ceux-ci se sont même rendus dans de petites villes  à l'ouest de la Côte d'Ivoire, où de nombreuses personnes ignorent tout de la justice telle qu’elle est rendue par la CPI. « Ils ne voulaient rien savoir », l'un d'eux m'a confié. « Mais quand nous avons pris le temps de leur expliquer la situation, certains ont compris ».

La CPI devrait travailler en étroite collaboration avec la société civile, tout en prenant une importante partie de ce travail en charge. Maintenant, avec quelqu’un sur place,  à temps plein, elle aura davantage les moyens de le faire.

Pouvez-vous nous en dire plus sur les problèmes de financement de la Cour ?

Le manque d’argent explique de nombreuses décisions prises par la Cour en Côte d'Ivoire. C’est particulièrement vrai de ses stratégies de sensibilisation – la Cour nous ayant confié qu’elle n’avait pas vraiment les moyens de faire les choses autrement. Et nous avons vu ces mêmes problèmes d’argent affecter les activités de la CPI dans d’autres contextes.

S’agissant des enquêtes elles-mêmes, le manque de ressources est devenu un problème récurrent. Comme l’illustre l’exemple de la Côte d'Ivoire, il ne suffit pas de se saisir d’une affaire, d’une série spécifique de crimes, et de rendre justice au niveau local. C’est quelque chose qui ressort aussi clairement du travail accompli par le Bureau du Procureur dans d’autres pays, comme la République démocratique du Congo ou la Libye. Puisque le Procureur enquête dans un nombres croissant de contextes,, il est important qu’il dispose des ressources nécessaires pour porter devant la Cour des affaires qui trouvent un écho particulier auprès des communautés locales, et sont révélatrices de tendances sous-jacentes dans les crimes perpétrés.

Parfois, j’ai le sentiment que le tribunal ne dispose que de suffisamment de fonds pour éteindre les incendies, et pas assez pour mettre en œuvre une stratégie solide, qu’il s’agisse des affaires sur lesquelles enquêter ou des moyens de veiller à ce que le travail de la Cour soit compréhensible et utile aux communautés locales.

Qui finance la cour?

Les 123 États parties au Statut de Rome, qui a donné naissance à la CPI. Tous les pays se mettent d’accord chaque année sur le montant du budget de la Cour, et versent leurs contributions en fonction de leurs moyens respectifs en s’appuyant sur un barème déterminé par les Nations Unies. Il y a quelques années, lorsque certaines des décisions évoquées dans ce rapport ont été prises, des pays comme le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie et le Japon ont exercé une pression budgétaire considérable sur la CPI. Aucune augmentation significative du financement des activités de sensibilisation n’a été observée depuis des années. Une partie de cette pression a été levée, mais le Canada continue de s’opposer à une hausse du budget global de la CPI.

Cela n’a rien de surprenant – partout dans le monde, les pays sont confrontés à des problèmes économiques – mais par voie de conséquence, la marge de manœuvre de la CPI rétrécit. L’impact limité de l’action de la Cour sur le terrain n’est pas seulement financier, bien sûr. Mais la CPI a actuellement des enquêtes en cours dans huit pays, et voit les nouvelles demandes affluer. Parallèlement, elle est loin de posséder les ressources nécessaires pour renforcer son impact sur le terrain, même lorsqu’une enquête est déjà ouverte. Il est évident que la Cour a besoin de voir son budget augmenter dans certains domaines clés pour être plus efficace.

Comment cela affectera-t-il la perception de la CPI en Afrique?

En Côte d'Ivoire, c’est le gouvernement qui a demandé à la CPI d'intervenir. Cependant, au moment de la saisie du dossier, le pays n’était pas partie au Statut de la Cour. Le Bureau du Procureur a donc dû ouvrir une enquête de sa propre initiative, dans le cadre d’une procédure dite proprio motu. Dans cinq des huit pays où la CPI mène des enquêtes, cela fait suite à la demande des gouvernements concernés. Même si la CPI est critiquée pour être trop centrée sur l'Afrique, la vérité, c’est qu'elle rend justice aux victimes à la demande de gouvernements africains. De réels efforts ont été déployés pour dépeindre la CPI comme s’acharnant injustement sur les dirigeants africains. Ceci est en partie dû au fait que certains dirigeants craignant de se retrouver sur le banc des accusés à la CPI. Mais ces accusations reflètent aussi des doutes bien réels d’une justice à deux vitesses - les dirigeants de pays puissants étant toujours moins susceptibles d’être inquiétés. Ceci étant, refuser cet état de fait n’est pas une raison pour empêcher la CPI de rendre la justice là où elle le peut.

Je ne suis pas sûre que les débats politiques entre certains dirigeants africains au sujet de la CPI soient vraiment liés à ce que la CPI fait sur le terrain. Mais le fait que les choix du Procureur, notamment lors de la sélection des enquêtes soient perçus comme partiaux, n’aide pas. À mesure que le travail de la CPI s’améliorera –plus elle sera perçue comme tenant vraiment compte des souffrances des victimes et rendant ses procédures compréhensibles pour le plus grand nombre– la Cour sera en meilleure position de mettre fin aux accusations lancées par ses adversaires.

Qu’attendez-vous de la Cour à l’avenir?

Des changements positifs sont en cours à la CPI. Il y a une volonté manifeste de la part de son leadership de prêter davantage d’attention à l’impact de son travail sur les victimes. La Cour a partiellement revu ses approches sur le terrain. Nous pensons que pour le Greffe, en particulier, c’est l’occasion de prendre du recul et d'examiner comment il peut poursuivre ses activités – en particulier de sensibilisation et de communication avec les victimes – de manière à maximise l’impact de l’action de la CPI. Le Procureur devrait mettre en œuvre les enseignements tirés du cas de la Côte d'Ivoire dans l’ensemble des politiques et des pratiques de la Cour. Dans d’autres pays, elle a d’ores et déjà renoncé à mener des enquêtes  successives sur les différentes parties au conflit, et c’est un changement positif. Le Procureur devrait chercher les moyens d'obtenir une plus grande participation des victimes dès le début de ses enquêtes, ce qui pourrait aider à réduire le décalage entre la contribution actuelle de la CPI  et ce que les victimes attendent d’elle.

En outre, les États membres de la CPI doivent comprendre ce dont la Cour a vraiment besoin pour faire une différence auprès des populations locales. Avoir un réel impact c’est évidemment mener des procès équitables qui vont au fond des choses. Mais il ne suffit pas d’émettre des mandats d’arrêt et de porter des affaires devant des juges. Avoir un impact signifie également mettre en place des procédures légales accessibles, qui parlent vraiment aux victimes et aux communautés locales  affectées par ces crimes. Si l’on évalue le travail de la CPI uniquement en fonction de ce qui se déroule à la Haye, on est loin du compte.

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