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À l'heure même où la Tunisie fait face à une crise sécuritaire et économique qui menace sa transition démocratique, une initiative présidentielle pour accorder l'amnistie à d'anciens dirigeants, des agents de l'État ou des cadres d'entreprises accusés de corruption et d'autres crimes économiques vient raviver les tensions et risque de creuser davantage les clivages politiques et sociaux. Si la proposition de loi est adoptée, elle aurait des conséquences graves sur le processus de justice transitionnelle, qui peine déjà à se mettre en place.

Le gouvernement tunisien a approuvé le projet de loi sur la "Réconciliation dans le domaine économique et financier" le 14 juillet et l'a soumis à l'Assemblée des représentants du peuple, qui doit encore fixer un calendrier pour son adoption.

Le Président Béji Caïd Essebsi a lancé la proposition de loi lors de son discours du 20 mars à l'occasion de la fête de l'Indépendance; il a ainsi déclaré vouloir "pacifier le climat des affaires et rendre la confiance aux investisseurs" et améliorer le recouvrement des biens acquis par les dirigeants d'entreprises corrompus, afin de les allouer à des projets de développement.

© 2011 Human Rights Watch

Cependant, le libellé actuel de la proposition de loi accorderait une large amnistie aux dirigeants et aux hommes d'affaires accusés de corruption ou de détournement, et saperait le processus de justice transitionnelle lancé à grand peine en 2013. Ce processus, considéré comme vital pour répondre aux crimes et à la corruption de l'ancienne administration Ben Ali, repose sur des mécanismes complémentaires visant à établir la vérité, la responsabilité et des réparations.

En 2013, l'Assemblée nationale constituante a adopté une loi qui entreprend une approche globale pour répondre aux violations passées des droits humains. Elle prévoit la responsabilité pénale en instaurant des chambres spécialisées au sein des tribunaux de première instance pour juger des affaires de violations graves des droits humains ainsi que la création d'une Instance Vérité et Dignité (IVD), chargée d'œuvrer pour la recherche de la vérité sur les violations des droits humains commises entre juillet 1955, peu avant que la Tunisie n'obtienne son indépendance de la France, et 2013.

La loi établit des mécanismes de réparations pour les victimes, de réformes institutionnelles et de vérification de l'action des fonctionnaires sous l'ancien régime, ce qu'on appelle communément "lustration". L'une des fonctions de la commission est de servir de médiateur entre les parties concernées par des abus économiques et financiers commis avant 2013.

Depuis son lancement, l'IVD a fait face à la critique et à l'opposition féroce des partis politiques dont les dirigeants incluent des politiciens et des hommes d'affaires qui occupaient des postes haut placés au sein de l'ancienne administration évincée grâce au mouvement populaire de 2011. Essebsi a maintes fois répété que le processus de justice transitionnelle ne servirait qu'à régler les différends politiques, et il a demandé aux Tunisiens de "tourner la page du passé et regarder vers l'avenir". Sa proposition de loi s'inscrit clairement dans cet esprit.

La promulgation de la loi entraînerait la suspension de toutes les poursuites, des procès ou des condamnations contre des fonctionnaires et autres agents de l'État pour des affaires de corruption ou de détournement, aussi bien que contre les dirigeants d'entreprises ayant déposé une demande de réconciliation auprès d'une commission formée majoritairement par des représentants de ministères.

La loi proposée empêcherait également toute enquête approfondie sur les affaires graves de corruption sous le régime de Ben Ali, en interdisant l'utilisation "de toute information obtenue dans le cadre de cette loi pour un autre but ou dans un autre contexte." Cela saperait le mandat de l'IVD - qui vise à établir la vérité au sujet des violations des droits humains sous l'ancien régime - ainsi que les efforts pour évaluer l'ampleur des crimes économiques.

Dans un sens, ce n'est pas un fait nouveau, puisque l'IVD a été l'otage de manœuvres politiques et a fait l'objet d'attaques médiatiques dès sa création. Cependant, l'IVD serait d'autant plus inefficace et isolée si la loi venait à être appliquée, ce qui représenterait une menace pour le processus de justice transitionnelle dans son ensemble.

En Tunisie, comme ailleurs, il s'est avéré que la corruption et les violations des droits humains se sont renforcées mutuellement, avec une corrélation directe entre les pots-de-vin et les violations des droits économiques et sociaux. Sous l'administration Ben Ali, les ressources naturelles et économiques ont été détournées pour bénéficier à un cercle restreint de la famille et d'hommes d'affaires corrompus, nuisant aux droits sociaux et économiques du plus grand nombre en affaiblissant les capacités d'investissement de la Tunisie dans l'éducation, la santé et le logement.

La corruption massive a entravé le développement d'une économie dynamique, en empêchant la concurrence loyale et la création d'emplois, tout en alimentant également les violations des droits civils et politiques. Sous le règne de Ben Ali, les personnes qui tiraient profit de la corruption contrôlaient les institutions de l'État et avaient recours à l'intimidation, à la torture et à d'autres abus pour protéger leur position.

Quatre ans après l'éviction de Ben Ali, on ne mesure pas encore l'ampleur de la corruption et du pillage des ressources. Selon un rapport de 2014 de la Banque mondiale, entre 1987 et 2011 Ben Ali et ses proches ont détourné des biens d'une valeur approximative de 13 milliards de dollars US, soit plus de 25% du PIB de la Tunisie en 2011. Le même rapport a également montré que les entreprises "confisquées au clan Ben Ali représentent 3,2% de la production du secteur privé et 21,3 % de tous les bénéfices nets du secteur privé tunisien." Le rapport de la Banque mondiale a reconnu que la corruption est restée endémique après la fuite de Ben Ali: "Selon les normes internationales, la prévalence de la corruption pour 'accélérer les choses' en Tunisie est parmi les plus élevées au monde."

Les autorités au pouvoir depuis 2011 ont nommé une commission d'enquête sur la corruption et le détournement, qui a examiné 5 000 plaintes. Selon son rapport publié en novembre 2012, un vaste système de corruption organisée a permis à la famille et au clan Ben Ali de détourner des fonds publics et des terres pour leur propre bénéfice. Le rapport a conclu que des institutions de l'État telles que les banques publiques, la magistrature et la police, avaient toutes été converties en instruments de coercition, de sorte que ceux qui refusaient de se soumettre aux demandes de la famille et du clan présidentiels faisaient l'objet d'intimidations et de harcèlement physiques et juridiques.

La commission a transmis aux tribunaux les preuves rassemblées dans le cadre de 400 affaires. Mais selon Samir Annabi, président de l'Instance nationale de la lutte contre la corruption, la plupart des affaires ont soit été classées pour vices de procédure, soit ont reçu des peines très légères, avec l'écrasante majorité des dossiers toujours en cours d'instruction.

Le gouvernement transitoire a décidé de confisquer ou de geler les avoirs de 114 membres du clan Ben Ali et de 120 dirigeants d'entreprises qui s'étaient largement enrichis grâce aux liens qu'ils entretenaient avec Ben Ali. Si la loi proposée est promulguée, elle annulera ces mesures et mettra fin aux poursuites judiciaires.

Les pratiques internationales en matière de justice transitionnelle évoluent vers une approche qui inclut les violations des droits économiques et sociaux. Bien qu'encore rares, plusieurs initiatives en matière de justice transitionnelle ont intégré la corruption et les crimes financiers.

L'exemple tunisien offre une perspective intéressante sur cette nouvelle approche. Au cours de la rédaction de la loi relative à la justice transitionnelle, les organisations de la société civile et les législateurs ont choisi d'inclure la corruption et les crimes économiques comme piliers du processus. Ils ont reconnu que les crimes économiques étaient la marque de fabrique de l'administration Ben Ali et avaient joué un rôle essentiel dans la fondation et le maintien du système autoritaire de Ben Ali au cours de ses 23 années à la tête du pays.

La loi donnait ainsi mandat à l'IVD pour arbitrer les affaires de corruption et de crimes économiques. N'importe quel coupable demandant une médiation doit d'abord reconnaître ses torts et présenter des excuses claires. Les affaires de médiation peuvent engendrer la suspension du procès ou de l'exécution de la sentence d'une autorité juridique. Les déclarations du coupable et les preuves rassemblées par l'IVD peuvent servir à révéler quelles institutions et quels réseaux d'individus ont permis la prolifération de la corruption. Cette information peut alors être intégrée au rapport final de l'IVD, part importante du processus de divulgation des faits et de justice transitionnelle qui composera le récit national sur les violations passées.

Si l'on compare la loi de justice transitionnelle et la proposition de loi de réconciliation économique, l'une comme l'autre comprend l'amnistie pour des crimes économiques et envisage la suspension des poursuites judiciaires en échange de la réparation et du recouvrement des biens. Mais la première est plus transparente, elle repose sur la reconnaissance des crimes et les excuses publiques, et implique un mécanisme indépendant qui n'est pas contrôlé uniquement par l'Etat et donc susceptible de manipulations politiques directes.

Le projet de loi sur la réconciliation économique n'est pas construit sur l'idée de divulgation des faits: toute information obtenue sera tenue secrète, empêchant toute future étude, enseignement ou réforme institutionnelle basés sur les résultats. Le projet de loi donne très peu de temps à la commission d'État pour enquêter sur les faits, ce qui pourrait permettre aux responsables corrompus de dissimuler l'ampleur des sommes volées.

Le projet de loi empêcherait également tout futur contrôle de l'administration publique, permettant aux agents de l'État, aux anciens agents de l'État, ainsi qu'à ceux qui se sont rendus complices du système d'abus de profiter d'une amnistie générale sans devoir dire la vérité sur les faits ni présenter d'excuses. Une amnistie aussi générale consolidera probablement le comportement abusif des agents de l'État.

Tout comme l'impunité pour les violations des droits humains nourrit et multiplie les abus en donnant l'impression aux criminels que leurs actions sont cautionnées au plus haut niveau, l'impunité pour les crimes économiques est susceptible de donner confiance aux agents de l'État qui continueront à se livrer à la corruption. Les formes d'amnistie pour ces violations doivent être soigneusement formulées pour éviter qu'elles ne se transforment en un blanchiment de la corruption.

La Tunisie dispose d'un processus légitime de traitement des crimes du passé, y compris en ce qui concerne les crimes financiers et la corruption. Les failles dans la loi sur la justice transitionnelle, qui avaient été dénoncées par plusieurs organisations de la société civile, ne devraient pas servir de justification à la remise en cause de tout le processus. Le nouveau système proposé adresse un message clair: les affaires graves de corruption seront tolérées et les kleptocrates ne seront pas inquiétés. Ce n'était pas le message au cœur de la révolution tunisienne, née avec le geste désespéré d'un homme confronté à l'injustice économique et sociale.

Cet article est paru en anglais sur Open Democracy.

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