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Turquie : Les décrets relatifs à l’état d’urgence facilitent le recours à la torture

Il faut rétablir les garanties juridiques afin de limiter les abus commis par la police

Le siège de la Direction de la sécurité d'Istanbul (rue Vatan), en Turquie, où auraient été commis certains cas de torture policière documentés dans un rapport publié par Human Rights Watch en octobre 2016. © 2016 Human Rights Watch

(Istanbul) – Des personnes se trouvant sous la garde de la police en Turquie ont été torturées et maltraitées après que les décrets relatifs à l'instauration de l’état d’urgence eurent supprimé un certain nombre de garanties essentielles contre ces pratiques, à la suite de la tentative manquée de coup d’État de juillet 2016, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui.

Ce rapport de 47 pages, intitulé « A Blank Check: Turkey’s Post-Coup Suspension of Safeguards Against Torture » (« Carte blanche : Suspension des garanties contre la torture consécutive au coup d’État en Turquie »), documente comment l’affaiblissement des garanties contenu dans les décrets adoptés dans le cadre de la mise en place de l’État d’urgence a eu un impact négatif sur les conditions de garde à vue dans les locaux de la police et sur les droits des détenus. Le rapport décrit 13 cas d’abus présumés commis depuis la tentative de coup d’État, dont la mise dans des positions stressantes, la privation de sommeil, de violents passages à tabac, des sévices sexuels et des menaces de viol.

« En supprimant les garanties contre la torture, le gouvernement turc a en fait donné carte blanche aux organismes chargés de l’application des lois pour torturer et maltraiter des détenus de manière discrétionnaire », a déclaré Hugh Williamson, directeur de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch. « Les affaires que nous avons documentées semblent indiquer que c’est exactement ce que certains d’entre eux ont fait. Le gouvernement turc devrait rétablir immédiatement ces garanties cruciales. »

L’une des dispositions des décrets d’urgence exonère les représentants du gouvernement de toute responsabilité pour des actes accomplis en vertu de ces décrets. Et la décision des autorités de reporter une visite en Turquie du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture jette de sérieux doutes sur la volonté des autorités d’empêcher la torture et les mauvais traitements.

Human Rights Watch a mené des entretiens avec plus de 40 avocats, défenseurs des droits humains, anciens détenus, membres du personnel médical et spécialistes de médecine légale.

Au moins 241 agents de police et autres citoyens sont morts et jusqu'à 2 000 ont été blessés quand des éléments de l'armée turque ont tenté un coup d’État contre le gouvernement élu, les 15 et 16 juillet 2016. Human Rights Watch a interrogé plusieurs personnes qui ont été blessées en résistant à cette tentative.

Peu après le coup d'État manqué, le gouvernement turc a déclaré l'état d'urgence, mesure qu'il est habilité à prendre dans des circonstances exceptionnelles. Le gouvernement a également le droit – et même l'obligation – de protéger le public, d'enquêter sur les crimes commis durant la tentative de coup, y compris sur les meurtres et les brutalités physiques, et de faire rendre des comptes aux responsables.

Cependant, l'état d'urgence ne donne pas carte blanche au gouvernement pour suspendre les droits humains, a déclaré Human Rights Watch. L'interdiction de la torture par le droit international est absolue et ne peut pas être suspendue, même en temps de guerre ou d'urgence nationale. Et pourtant les décrets relatifs à l'état d'urgence contiennent une levée des garanties cruciales qui protègent les détenus des mauvais traitements et de la torture.

Les décrets d'état d'urgence étendent la durée légale de la garde à vue par la police sans intervention judiciaire de quatre jours à 30 jours, dénient aux personnes en garde à vue l'accès à des avocats pendant une période pouvant aller jusqu'à cinq jours et restreignent leur possibilité de choisir un avocat, ainsi que leur droit à la confidentialité de leurs entretiens avec leurs avocats.

Dans plusieurs cas documentés par Human Rights Watch, les fonctionnaires et agents chargés de l'application des lois ont violé ces droits dans une mesure qui allait même au-delà des limites pourtant permissives qui leur étaient imposées par les décrets d'état d'urgence.

« Le chef de la police qui m'a arrêté … a commencé à me donner des gifles sur le visage et les yeux », a affirmé une personne gardée à vue, dans une déclaration à un procureur. « Ils m'ont frappé sur la plante des pieds, sur le ventre, puis ils m'ont serré les testicules, proférant des menaces, par exemple qu'ils allaient me castrer. » Il a ensuite décrit une série de brutalités sur d'autres parties de son corps.

Les recherches effectuées par Human Rights Watch montrent également que le comportement de la police et les pressions de la part des autorités ont compromis l'intégrité des examens médicaux pratiqués sur les personnes en garde à vue et en détention, car il est souvent exigé que ces examens soient effectués sur les lieux de détention et en présence d'agents de police. En outre, les autorités ont à maintes reprises privé des détenus et leurs avocats d'accès aux procès-verbaux d'examen médicaux de détenus qui pourraient confirmer des allégations de mauvais traitements lors de leur arrestation ou de leur garde à vue, en invoquant la confidentialité de l'enquête.

Les agents chargés de l'application des lois ont appliqué ces dispositions non seulement aux personnes accusées d'implication dans la tentative de coup d'État, mais aussi à des détenus accusés d'avoir des liens avec les rebelles kurdes ou les groupes armés d'extrême gauche, les privant aussi d'importantes garanties contre les mauvais traitements et les poursuites injustifiées.

Tout ceci se déroule dans un climat généralisé de peur dans lequel les avocats, les détenus, les militants des droits humains, le personnel médical et les spécialistes de médecine légale ont déclaré à Human Rights Watch qu'ils s'inquiétaient de la possibilité d'être les prochaines victimes de la gigantesque purge menée par le gouvernement contre les partisans prétendus du coup d'État. Ces peurs ne sont pas infondées. Par exemple, les autorités ont placé plus de 200 avocats en garde à vue dans l'attente d'un procès sous le soupçon d'implication dans la tentative de coup, selon l'Union des associations du barreau turc (Union of Turkish Bar Associations).

Des avocats, des membres du personnel médical, des détenus récemment libérés et des membres des familles de détenus ont décrit à Human Rights Watch 13 cas de torture et de mauvais traitements après la tentative de coup, reflétant divers degrés de sévérité. Ces dossiers contiennent des allégations de recours à des méthodes allant de la mise dans des positions stressantes et la privation de sommeil aux violents passages à tabac, aux sévices sexuels et aux menaces de viol. Dans un de ces cas, les allégations provenaient de plusieurs détenus. Human Rights Watch a occulté les noms de la plupart des détenus et des avocats interrogés, pour leur propre sécurité car ils avaient de graves inquiétudes au sujet de possibles répercussions.

Les responsables gouvernementaux turcs, y compris le président Recep Tayyip Erdoğan, ont affirmé après la tentative de coup d'État qu'ils n'avaient aucune tolérance pour la torture. Mais les autorités se sont abstenues de répondre de manière appropriée aux récentes allégations de torture, préférant souvent accuser de parti-pris les personnes qui faisaient ces allégations et les accusant soit d'être des partisans du coup, soit de faire de la propagande pour le mouvement Gülen, dirigé par un ancien allié du gouvernement qui vit en exil volontaire aux États-Unis et que le gouvernement estime responsable de la tentative de putsch.

Mehmet Metiner, le député du parti au pouvoir qui dirige la sous-commission parlementaire sur les prisons, a récemment déclaré que celle-ci n'ouvrirait pas d'enquêtes sur les allégations de torture en prison de partisans prétendus de Gülen. La torture généralisée et systématique a longtemps constitué un problème en Turquie. Mais les allégations de torture et de mauvais traitements aux mains de la police avaient diminué de manière significative entre 2002 et le milieu de 2015, en partie grâce aux efforts visant à améliorer les garanties contre ces pratiques, notamment la limitation des périodes légales de garde à vue, des procédures plus strictes pour documenter les détentions et consigner les dépositions des détenus, l'octroi d'un accès à une assistance juridique sans retard durant la garde à vue et des examens médicaux obligatoires et réguliers des personnes en garde à vue.

« La torture est comme une maladie contagieuse – une fois qu'elle a commencé, elle se répand; il est pénible d'assister à la régression qui se produit actuellement », a déclaré à Human Rights Watch un avocat détenu à la suite de la tentative de coup d'État aux côtés de personnes dont il pense qu'elles ont été torturées.

« Il serait tragique que deux décrets d'état d'urgence adoptés à la hâte aient pour effet de remettre en cause les progrès effectués par la Turquie dans la lutte contre la torture », a conclu Hugh Williamson. « Les autorités devraient immédiatement abolir leurs dispositions les plus dommageables et enquêter sur des allégations convaincantes de torture et de mauvais traitements dans les locaux de la police et dans n'importe quel autre lieu de détention. »

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Extraits de témoignages publiés dans le rapport

Une avocate d'Ankara a décrit comme suit le traitement subi par son client, un officier soupçonné d'implication dans la tentative de coup d'État, au Directorat de la sécurité à Ankara:

Plusieurs policiers se tenaient derrière lui. Il était assis sur une chaise devant une table. Pour le faire parler, ils l'ont fouetté avec des lanières en plastique qui sont habituellement utilisées en guise de menottes, et lui ont donné des coups de poing à la tête et sur le haut du corps. Il ne pouvait rien faire pour se protéger puisqu'il avait les mains liées…

À un moment, je me suis détournée pour ne plus voir. Je ne sais pas combien de fois ils l'ont frappé. Je ne pouvais plus regarder. Je savais que je ne pouvais rien faire pour y mettre fin. À la fin, il a fait une déclaration….

J'étais le seul avocat à ce moment-là. Il y avait de la violence partout et les policiers n'étaient pas contents de me voir, disant : « Pourquoi ces gens ont-ils besoin d'un avocat? »

Dans une déclaration au procureur de la République de la ville d'Antalya, Eyüp Birinci a ainsi décrit le traitement qu'il a subi lors de sa garde à vue par la police :

J'avais les yeux bandés. Je sentais qu'il y avait trois ou quatre personnes dans la pièce. Mais c'est le chef de la police qui m'avait arrêté qui a parlé… « Dis-nous ce que tu sais, ce que tu fais à Antalya », a-t-il dit alors qu'ils me déshabillaient entièrement…

Le chef de la police qui m'avait arrêté et dont je ne connais pas le nom a commencé à me donner des gifles sur le visage et les yeux… Ils m'ont frappé sur la plante des pieds, sur le ventre, puis ils m'ont serré les testicules, proférant des menaces, par exemple qu'ils allaient me castrer… Ils m'ont fait allonger face contre terre et m'ont tordu les bras derrière le dos… Puis ils m'ont retourné sur le dos, m'ont mouillé les pieds et ont commencé à les frapper. Puis ils m'ont frappé les deux bras à coups de bâton. Ils m'ont mouillé le cou et m'ont frappé à cet endroit…. Ils m'ont même mis le bâton dans la bouche et l'ont fait tourner…. Ils m'ont fait mettre debout et m'ont donné des coups de poing. Ils m'ont donné des coups de poing au ventre pendant plusieurs minutes, me disant à chaque fois de me tenir droit.

I.B. a donné à son avocat une déclaration qu'il avait écrite en prison, dans laquelle il décrivait le traitement qu'il avait subi lors de sa garde à vue par la police au Directorat de la sécurité d'Istanbul, rue Vatan :

En m'affirmant que je verrais un avocat, ils m'ont soumis à un interrogatoire chaque jour pendant trois jours [rue Vatan]. M'ôtant mes vêtements et les déchirant, ils m'ont menacé en serrant mes organes génitaux et en me frappant de manière dégoûtante. L'un d'eux m'a dit, j'ai amené ta mère ici et si tu ne parles pas, je la violerai devant toi. Ils m'ont couvert la tête d'un sac, m'ont lié les mains derrière le dos et se sont moqués de moi, me frappant la tête contre le sol et contre le mur, m'obligeant à me pencher en avant et criant : « N'y a-t-il pas un type fort pour violer celui-ci! » Ils ont laissé des traces de coups sur tout mon corps… Ils m'ont insulté et roué de coups de pied, essayant de me faire dire que je connaissais des gens que je n'ai jamais vus de ma vie et d'avouer un crime que je n'ai pas commis, et ils ont dit que sans cela, ils me feraient subir encore beaucoup plus de sévices et trouveraient sept ou huit personnes pour témoigner contre moi devant un tribunal afin que je ne puisse jamais sortir de prison, et que si je n'acceptais pas de leur donner des noms ils me ruineraient la vie. Chaque jour où je recevais un rapport médical mentionnant que j'avais été battu, ils me battaient de nouveau. Ils me disaient : tu peux obtenir tous les rapports que tu veux, nous avons carte blanche.

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