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La loi sur la réconciliation administrative, dangereuse pour l’avenir de la démocratie tunisienne

Publié dans: Middle East Eye

Le parlement tunisien vient d’adopter la loi 49/2015 sur la « réconciliation dans le domaine administratif », plus de deux ans après son introduction en tant que projet présidentiel. Même si le texte final adopté est une version édulcorée du projet initial, cette loi n’en est pas moins dangereuse pour l’avenir de la démocratie en Tunisie.

Elle permettrait aux fonctionnaires les plus impliqués dans la corruption sous l’ancien régime de reprendre leur position de force, en toute impunité. Elle entraverait toute forme d’enquête et de justice pour les violations des droits humains liées au système de corruption systématique qui a prévalu en Tunisie pendant des décennies.

Les débats houleux qui ont accompagné le vote, le 13 septembre 2017, avec une opposition féroce dans l’enceinte de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et des manifestations dans la rue, n’étaient que le reflet de cette division que la loi a instaurée au sein de l’opinion publique et de la classe politique en Tunisie, un résultat ironique vu que l’objectif affiché de la loi est la réconciliation entre Tunisiens.

Mais la « réconciliation » tronquée proposée par la loi, qui met en place une amnistie pour les fonctionnaires impliqués dans des actes de corruption et de détournement de fonds publics, sans réel mécanisme d’enquête, sans vérité sur les réseaux de la corruption, et sans conséquences pour ceux qui ont chapeauté l’entreprise de déprédation systématique de l’économie tunisienne sous le règne de Ben Ali et de sa famille, ne peut qu’ancrer la profonde méfiance de beaucoup de Tunisiens envers un système qui n’a pas encore totalement rompu avec les démons du passé.

Impunité généralisée

Le président Béji Caïd Essebsi a proposé cette loi pour la première fois pendant son discours de célébration de l’indépendance, le 20 mars 2015. Il était initialement prévu qu’elle mette fin aux poursuites et procès en cours, et empêche toute action judiciaire ultérieure contre des fonctionnaires et autres représentants de l’État ainsi que contre des hommes d’affaires pour corruption financière et détournements de fonds publics, après la restitution de l’argent dérobé.

Essebsi avait justifié à l’époque une telle loi par la nécessité « d’améliorer le climat de l’investissement » et d’augmenter la restitution d’argent par les chefs d’entreprises corrompus, argent qui servirait à des projets de développement du pays, dans un contexte économique difficile. La version adoptée par l’ARP a finalement retenu la catégorie des fonctionnaires comme uniques bénéficiaires de l’amnistie, pour la période allant de 1955 jusqu’au 14 janvier 2011.

Le postulat sur lequel se base la loi est celui d’une distinction entre les fonctionnaires qui auraient commis des actes de corruption sans enrichissement personnel, et ceux qui auraient détourné des fonds publics pour leur propre compte. Les premiers ne seraient, dans l’esprit des promoteurs de cette loi, que des exécutants qui ne pouvaient pas refuser les ordres illégaux venus du président ou des gens proches du sérail.

Pour cette catégorie de fonctionnaires, contre lesquels des procès sont en cours ou qui ont été déjà condamnés par la justice pour corruption et détournement de fonds publics, la loi oblige non seulement les procureurs généraux à leur délivrer un certificat d’amnistie mettant fin à toute poursuite mais aussi à leur restituer les sommes d’argent qu’ils ont dû verser pour réparation des dommages matériels et moraux causés à la nation tunisienne.

Mais la distinction instaurée par la loi est en fait illusoire. Aucun mécanisme d’enquête ou de vérification n’est prévu pour identifier les fonctionnaires qui auraient bénéficié directement des avantages matériels de la corruption. La loi ne met en place aucune procédure judiciaire pour filtrer les affaires : celles dont l’enquête a permis de révéler des gains mal acquis, et celles où le fonctionnaire s’est contenté d’exécuter des ordres sans rien empocher. La loi n’envisage pas non plus le scénario de bénéfices indirects issus de la corruption, tels que des promotions ou des avantages pour la famille.

La loi va ainsi empêcher le travail du système judiciaire de poursuivre et de juger quiconque a profité ou s’est rendu complice de malversations. Elle va également saper le travail de l’Instance vérité et dignité (IVD), créée par la loi sur la justice transitionnelle, qui a pour mandat d’enquêter sur les crimes de corruption, d’arbitrer sur de telles affaires, ou de transférer à la justice les dossiers d’hommes d’affaires ou d’agents de l’État soupçonnés de corruption.

Virginité judiciaire

La corruption et les violations des droits humains vont en général de pair, que ce soit en Tunisie ou ailleurs. Selon le rapport de la Commission nationale de 2012 chargée d’enquêter sur la corruption et le détournement de fonds publics, la famille et les proches de Ben Ali ont détourné à leur profit fonds et terrains publics en instrumentalisant les institutions de l’État comme les banques publiques, le système judiciaire et la police pour s’octroyer un maximum d’avantages et punir ceux qui résistaient à leurs initiatives dans le secteur des affaires.

Que vont gagner les Tunisiens d’une telle loi ? Ses promoteurs ont déclaré, dans son préambule, que la loi a pour objectif de « créer une atmosphère favorable à la libération de l’esprit d’initiative au sein de l’administration et de soutenir l’économie nationale en consolidant la confiance dans les institutions de l’État ». Or la loi adoptée va aboutir exactement au résultat contraire.

Elle n’envisage aucune contrepartie pour l’amnistie octroyée, c’est-à-dire que les fonctionnaires ne seront pas obligés de payer des dommages ou de révéler des faits pour se racheter. Pire encore, la loi envisage de leur rendre les sommes qu’ils auraient payées comme réparation – ce qui, symboliquement, fait d’eux des victimes et représente un aveu que l’État a commis une faute à leur égard. On en arrive ainsi à la situation absurde d’une inversion de la responsabilité et de la faute : des personnes notoirement corrompues vont recevoir une compensation de la part de l’État.

La loi bafoue tous les principes de la justice transitionnelle, en empêchant la vérité sur les actes de corruption ainsi que toute redevabilité pour le détournement à grande échelle des richesses de l’économie tunisienne au profit d’une oligarchie familiale et de ses alliés.

Pire, elle entraverait la capacité du gouvernement d’établir un mécanisme de contrôle au sein de l’administration publique afin d’évaluer l’intégrité et l’aptitude des représentants du gouvernement et des fonctionnaires à exercer leurs fonctions, compte tenu de leur participation antérieure à la corruption.

On voit mal comment une telle loi peut redonner confiance dans les institutions de l’État. La seule confiance qui sera retrouvée est celle de corrompus qui se verront donner un certificat de virginité judiciaire et une récompense pour services rendus.

L’impunité pour les actes graves de corruption comme pour les violations systématiques des droits humains ne peut en effet qu’ancrer une culture de l’allégeance au détriment de celle de l’État de droit, et envoyer un signal de tolérance envers ces pratiques répréhensibles. En accordant une amnistie générale, sans aucune distinction entre les plus hauts responsables dans la corruption et les simples exécutants, la loi efface toute notion de responsabilité individuelle dans la corruption, et ouvre la voie à la perpétuation de ces pratiques.  

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