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Burkina Faso : Les forces de sécurité auraient exécuté 31 détenus

Il faut enquêter de manière impartiale sur ce présumé crime de guerre commis à Djibo

Des soldats burkinabés patrouillent près de Gorgadji, dans le nord du Burkina Faso, en mars 2019. 2019 Reuters/Luc Gnago

(Nairobi) – Le 9 avril 2020, les forces de sécurité du Burkina Faso auraient exécuté 31 détenus dans la localité de Djibo, située dans le nord du pays, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. Ces hommes auraient été tués quelques heures à peine après avoir été arrêtés, alors qu’ils n’étaient pas armés, lors d’une opération antiterroriste gouvernementale. Les autorités burkinabées devraient immédiatement ouvrir une enquête impartiale sur ces meurtres et tenir les responsables pour comptables de leurs actes, quel que soit leur rang.

Le massacre présumé, commis à Djibo à environ 200 kilomètres au nord de la capitale Ouagadougou, a été perpétré dans un contexte de détérioration sécuritaire et de crise humanitaire dans la région septentrionale du Sahel. La croissance des groupes armés islamistes affiliés à Al-Qaïda et à l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) a donné lieu à des violences qui ont provoqué le déplacement de plus de 775 000 personnes fin mars.

« Les forces de sécurité burkinabées ont apparemment exécuté 31 hommes lors d’une parodie brutale d’opération antiterroriste susceptible de constituer un crime de guerre, et qui risque d’engendrer un nouveau cycle  d’atrocités », a déclaré Corinne Dufka, directrice pour l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch. « Le gouvernement devrait mettre fin aux violations, enquêter de manière approfondie sur ce terrible incident et adopter une stratégie de lutte antiterroriste respectueuse des droits humains. »

Human Rights Watch a mené des entretiens avec 17 personnes ayant connaissance des tueries du 9 avril, dont 12 témoins des arrestations puis de l’enterrement des corps. Les témoins ont établi une liste des victimes, toutes peules, et fourni des cartes indiquant où les hommes ont été exécutés puis inhumés.

En 2016, des groupes armés islamistes, en grande partie recrutés au sein de l’ethnie nomade peule, ont commencé à lancer des attaques contre des postes des forces de sécurité et des civils dans divers lieux au Burkina Faso, mais principalement dans la région du Sahel située dans le nord de ce pays, à la frontière du Mali et du Niger. Depuis 2017, Human Rights Watch a établi que plus de 300 civils avaient été tués par des groupes armés islamistes, et plusieurs centaines d’hommes par les forces de sécurité gouvernementales pour leur soutien présumé à ces groupes.

Les habitants ont affirmé avoir été pris pour cible à cause de la proximité de certains islamistes armés autour de Djibo. « Les djihadistes rôdent par ici depuis quelques temps », a relaté l’un d’eux. « C’est comme si nous étions punis pour leur simple présence. »

Selon les habitants, des dizaines de membres des forces de sécurité ont été impliqués dans l’opération du 9 avril, qui a débuté vers 10 heures avec les arrestations, pour s’achever vers 13 h 30, lorsque plusieurs coups de feu ont été entendus. Les victimes ont été interpellées dans plusieurs quartiers ou « secteurs », alors qu’elles étaient en train d’abreuver leur bétail, de marcher ou étaient assises devant leurs domiciles. Ils ont été placés à bord d’un convoi formé d’une dizaine de véhicules militaires, dont des camionnettes, une voiture blindée et des motos.

Les villageois ont déclaré s’être rendus, vers 16 heures, à l’endroit où ils avaient entendu les coups de feu. Ils y ont trouvé les corps de 31 hommes qui avaient été vus pour la dernière fois sous la garde des forces de sécurité. Plusieurs d’entre eux avaient les yeux ou les mains liés. Les habitants ont déclaré qu’aucun n’était armé.

Forces de sécurité impliquées dans l’opération

Selon les témoins, la plupart des membres des forces de sécurité étaient vêtus d’une tenue militaire et d’un gilet pare-balle. D’autres étaient vêtus de noir ou portaient un mélange de tenues militaire et civile. Beaucoup portaient des casques, certains se couvraient le visage de turbans, et la plupart étaient armés d’armes semi-automatiques Des mitrailleuses lourdes étaient montées sur au moins deux véhicules. Les militaires parlaient le français et le mooré, l’une des principales langues du Burkina Faso. Trois personnes ont déclaré en avoir vu quelques militaires équipés de talkies-walkies.

Le gouvernement du Burkina Faso dispose de trois principaux camps de forces de sécurité à Djibo : un poste de police, un poste de gendarmerie et une base abritant le Groupement des Forces antiterroristes (GFAT), une force antiterroriste mixte. D’après les habitants, les individus impliqués dans les tueries du 9 avril seraient rattachés au GFAT, une supposition qui se fonde sur l’ampleur de l’opération, et sur le fait que leur camp est le seul où des véhicules blindés ont été identifiés. Plusieurs des personnes interrogées ont indiqué à Human Rights Watch qu’il avaient reçu des appels de membres de leur famille vivant à proximité du camp du GFAT avant les arrestations pour leur signaler qu’un convoi important quittait la base, et de nouveau entre 14 et 15 heures, au moment du retour de ce convoi.

Arrestations

Les premières arrestations, d’au moins six hommes, ont eu lieu vers 10 heures dans les secteurs 8 et 9. Une femme du secteur 8 a déclaré qu’elle avait vu que le convoi s’était arrêté devant une clinique, et que des militaires demandaient aux gens de présenter leurs cartes d’identité. Les forces de sécurité, a-t-elle noté, détenaient déjà deux hommes qu’elle connaissait, et qui avaient les yeux bandés par leurs turbans. « Quelques minutes plus tard, le convoi est parti, mais en chemin, ils ont arrêté un autre Peul qui avait présenté sa carte d’identité », a-t-elle ajouté. « Les soldats lui ont ordonné de monter à bord de la camionnette avec les autres et sont partis. Ils ont tous été retrouvés morts. »

Trois éleveurs, dont un atteint d’un problème de santé mentale, ont été arrêtés à un point d’eau dans le secteur 8. « L’armée est soudainement arrivée à bord de trois véhicules et de sept motos », a expliqué un éleveur qui a réussi à se cacher. « Il y avait là trois hommes adultes avec leurs animaux. Ils s’apprêtaient à présenter leurs papiers d’identité, mais l’un des soldats leur a dit ’’Ce n’est pas vos papiers d’identité que nous voulons, mais vous’’. » Ils leur ont attaché les mains avec leurs turbans, leur ont ordonné de monter à bord d’une camionnette et sont partis.

Entre 11 heures et midi, le convoi s’est déplacé vers le secteur 7, à quelques kilomètres de là, où au moins 25 autres hommes ont été arrêtés, dont plusieurs personnes déplacées par la violence qui sévissait ailleurs. « Environ 10 camionnettes et de nombreuses motos ont roulé dans les rues en arrêtant tous les Peuls qui ne pouvaient pas se cacher... chez eux, au puits, sur la route, devant leurs magasins », a décrit un commerçant.

Un autre habitant du secteur 7 a témoigné : « Deux frères à vélo revenaient d’un baptême, mais leur arrivée a coïncidé avec celle du convoi… J’ai vu les soldats leur ordonner de descendre de leurs vélos et de monter à bord d’une camionnette avec les autres hommes arrêtés… Plus tard, j’ai reçu un appel me disant que le berger qui s’occupe de notre bétail avait également été emmené. »

Alors qu'elle se cachait, une femme du secteur 7 a vu des militaires arrêter un homme malade se reposant près de sa maison : « Les soldats l'ont traîné environ 30 mètres et l'ont forcé à monter dans le pick-up… l'homme a crié de douleur, disant qu'il venait de subir une opération. Les soldats l'ont accusé de mentir mais l'ont relâché après avoir vu les bandages sur son abdomen. Ils sont partis avec environ 6 autres détenus. »

Exécutions, recherche et inhumation des corps

Des témoins ont déclaré avoir entendu plusieurs coups de feu entre 13 heures et 13h30. « Je venais de terminer la prière de l’après-midi quand j’ai entendu des coups de feu venant de la direction prise par le convoi », a indiqué un homme ayant perdu deux proches. « Nous savions alors que nous avions perdu nos proches. » Un autre habitant a dit : « Après les arrestations, nous avons attendu, le cœur lourd. Lorsque les coups de feu ont retenti, nous savions que nos proches ne reviendraient pas. »

Huit personnes ont expliqué qu’elles avaient aidé à enterrer les morts, qui ont été retrouvés à environ quatre kilomètres du centre de Djibo, et à 50 mètres du cimetière du secteur 7 (également connu sous le nom de Firguindi). Les témoins ont dénombré entre 29 et 31 corps, tous des hommes peuls âgés de 20 ans à environ 60 ans. Parmi eux, des pères et des fils, et au moins deux frères. Human Rights Watch a reçu une liste de 31 personnes qui auraient été tuées lors de l’incident. Les noms correspondent à ceux donnés par les témoins.

D’après ces derniers, les corps étaient répartis en quatre groupes, la plupart séparés d’une distance de 50 à 100 mètres. « Vers 16 heures, après les coups de feu, et après avoir vu le convoi de l’armée reprendre la route de Djibo, nous sommes partis à la recherche de nos proches », a expliqué un ancien. « C’était une scène terrifiante… Beaucoup de corps étaient déchiquetés, comme s’ils les avaient mitraillés avec une arme lourde. Je n’ai pu reconnaître mon frère qu’à partir d’un fragment de ses vêtements. »

Un autre homme a relaté les circonstances dans lesquelles il a trouvé les corps de cinq membres de sa famille : « À la tombée de la nuit, nous avons pris des lampes de poche et sommes partis avec une charrette tirée par des chameaux. Les corps avaient été répartis en quatre tas. J’ai dû tous les examiner pour identifier mes proches. Ils avaient été tués par balle, certains déchiquetés par des rafales au point d’être méconnaissables. »

Selon des témoins, six hommes ont été enterrés dans le cimetière du secteur 8, cinq dans celui du secteur 7, et les autres dans plusieurs fosses communes adjacentes au lieu où ont été perpétrées les exécutions.

Nécessité d’enquêtes et de poursuites judiciaires

Selon les témoins, aucun des hommes arrêtés ne portait d’arme à feu. « Cela n’avait rien à voir avec un affrontement », a raconté un commerçant. « Il n’y a pas eu de coups de feu avant les arrestationsS’il y avait eu des tensions ou une attaque… nous ne serions pas allés au puits, à la clinique ou dans nos champs », a expliqué un aîné. « Comment des gens sans armes peuvent-ils être jetés dans un véhicule et assassinés par notre propre armée, sans même être interrogés ou jugés ? » s’est demandé un autre homme, qui avait perdu son frère.

Plusieurs personnes ont déclaré que la population peule était prise pour cible par les deux parties. « Les djihadistes [islamistes armés] et les militaires nous menacent et nous tuent », a assuré un ancien. « Les deux nous ont empêchés d’aller au marché pour acheter et vendre des produits. »

« Beaucoup d’entre nous adhèrent à la confrérie musulmane Tijāniyyah, fondée sur la tolérance. Les djihadistes nous considèrent comme des traîtres et nous menacent pour ne pas les avoir rejoints », a expliqué un chef religieux.

« Les autorités du Burkina Faso devraient enquêter de manière urgente et impartiale sur ce crime de guerre présumé et suspendre les commandants des forces de sécurité impliqués, dans l’attente des conclusions de l’investigation », a conclu Corinne Dufka.

L’Union européenne, la France et les États-Unis devraient faire pression sur le gouvernement pour qu’il mène une enquête crédible et tienne les responsables pour comptables de leurs actes, a déclaré Human Rights Watch. Les acteurs internationaux devraient veiller à ce qu’aucune partie de l’assistance militaire fournie aux forces de sécurité burkinabées ne soit utilisée par des unités responsables de ce massacre, ou d’autres atrocités pour lesquelles personne n'a dû rendre de comptes à ce jour.

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