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Ces femmes sud-soudanaises tenaient leur bébés en mars 2019 dans la ville de Yei (État de Yei River) au Soudan du Sud, après avoir dû fuir leurs villages avoisinants. © 2019 Nyagoah Tut Put/Human Rights Watch

Depuis le début du conflit au Soudan du Sud en décembre 2013, la population est victime de la brutalité des violations et des abus commis par les forces du gouvernement et de l’opposition. L’impunité généralisée des crimes a alimenté un surcroît de violence. Ce document « questions-réponses » propose des informations et des analyses à propos des mécanismes d’établissement des responsabilités convenus par les belligérants, ainsi que du rôle de l’Union africaine dans la mise en place d’un de ces mécanismes, le Tribunal hybride pour le Soudan du Sud.

  1. Quels abus et violations ont été commis au Soudan du Sud ?
  2. Quels mécanismes d’établissement des responsabilités sont-ils prévus par les accords de paix du Soudan du Sud afin de traiter les crimes graves ?
  3. Quel est le mandat de la Commission pour la vérité, l’apaisement et la réconciliation et comment pourra-t-elle être créée ?
  4. Quel est le mandat du Tribunal hybride pour le Soudan du Sud et comment pourra-t-il être créé ?
  5. Quel est le mandat de l’Autorité de compensation et de réparation et comment pourra-t-elle être créée ?
  6. Quelles sont les relations entre les trois mécanismes d’établissement des responsabilités prévus par les accords de paix ? Peuvent-ils fonctionner en même temps ?
  7. Pourquoi des organisations ont-elles appelé à la mise en place unilatérale du Tribunal hybride pour le Soudan du Sud ?
  8. La Cour pénale internationale (CPI) pourrait-elle ouvrir une enquête sur le Soudan du Sud ?
  9. Comment la justice pénale peut-elle contribuer à la stabilité du Soudan du Sud à long terme ?
  10. Les tribunaux coutumiers ont-ils un rôle à jouer pour apporter justice et apaisement suite aux abus ?
  11. Quelle est pour l’UA l’étape suivante en ce qui concerne les mécanismes d’établissement des responsabilités au Soudan du Sud ?
  1. Quels abus et violations ont été commis au Soudan du Sud ?

En décembre 2013, un conflit politique au sein du parti au pouvoir Mouvement populaire de libération du Soudan (Sudan People’s Liberation Movement, SPLM) a débouché sur un violent affrontement entre des troupes gouvernementales fidèles au président Salva Kiir, d’ethnie dinka, et celles du vice-président d’alors, Dr. Riek Machar, d’ethnie nuer. En quelques heures, les troupes gouvernementales, à majorité dinka, se sont livrées à des tueries, détentions et tortures ciblées, essentiellement à l’encontre de civils nuer autour de Juba, la capitale. Dans les mois suivants, les combats se sont étendus à Bor, Bentiu, Malakal et à toute la région du Grand Nil supérieur, tous les camps ciblant les civils en se basant sur leur appartenance ethnique et leur tendance politique supposée.

Les forces de Machar sont devenues par la suite le Mouvement populaire de libération du Soudan en opposition (SPLM-IO) et se sont diversifiées pour inclure d’autres groupes ethniques. Des soldats issus de groupes d’opposition armés et des forces gouvernementales, ainsi que des milices qui leur sont affiliées, ont commis des crimes de guerre et peut-être des crimes contre l’humanité. Tous les belligérants se sont servis de tactiques abusives, ciblant et tuant des civils, y compris des personnes âgées, handicapées, des femmes et des enfants, que ce soit chez eux, à l’hôpital ou dans des enceintes des Nations Unies. Ils ont également attaqué des habitations, des hôpitaux, des marchés et des convois humanitaires, vidant et dévastant complètement certaines bourgades et zones rurales. Le conflit a déplacé des millions de personnes, forçant des centaines de milliers d’entre elles à chercher refuge dans les bases de l’ONU.

Fin 2015, après l’accord de paix signé par les parties en août, le conflit s’est propagé à la région de l’Équatoria, de nouveaux groupes politiques et rebelles se formant autour de diverses revendications, tandis que les forces gouvernementales ont entrepris des campagnes de contre-insurrection dans les régions situées au sud et à l’ouest de la capitale. En février 2016, des soldats du gouvernement et des combattants alliés ont attaqué des civils qui s’abritaient à l’intérieur des bases de l’ONU à Malakal. En juillet de la même année, les combats ont éclaté à nouveau à Juba et des forces gouvernementales ont attaqué, tué et violé des civils, y compris des personnes déplacées dans la base de l’ONU et des travailleurs humanitaires étrangers dans l’hôtel Terrain. Les violences de Juba ont été suivies, dans d’autres parties du pays, par des abus commis par tous les camps à l’encontre de civils, notamment dans certaines zones du Nil supérieur, d’Unité, de Wau, de l’Équatoria-Occidental et de l’Équatoria-Central.

La signature de l’accord de paix de 2018 a nettement réduit les combats entre les signataires. Mais des affrontements sporadiques se sont poursuivis dans les parties ouest et sud à cause des groupes qui n’avaient pas signé, tous les camps commettant des abus envers les civils. Même si le conflit de grande échelle a diminué avec le temps, les combats intercommunautaires se sont intensifiés dans les États des Lacs, de Jonglei et de Warab depuis le début de l’année, déplaçant des milliers de personnes et s’accompagnant d’abus tels que des meurtres et des violences sexuelles. De hauts responsables militaires et politiques ont été impliqués, prenant parti pour certaines factions et alimentant les affrontements intercommunautaires dans le Jonglei et la zone administrative du Grand Pibor.

Les combats ont généré une crise humanitaire et abouti au déplacement de près de 100 000 civils. Des combats atténués mais persistants dans les parties sud et centre de la région Équatoria continuent à déplacer des civils. Les combattants de tous bords ont détruit des villages, enlevé des femmes et des enfants et commis toutes sortes d’abus envers les civils. 

  1. Quels mécanismes d’établissement des responsabilités sont-ils prévus par les accords de paix du Soudan du Sud afin de traiter les crimes graves ?

Les deux accords visant à mettre fin au conflit au Soudan du Sud – l’Accord sur la résolution du conflit en République du Soudan du Sud (ARCSS) de 2015 et l’ARCSS revitalisé de 2018 – prévoient trois importants mécanismes pour traiter les abus passés au Soudan du Sud : la Commission pour la vérité, l’apaisement et la réconciliation (CTRH), le Tribunal hybride pour le Soudan du Sud (HCSS) et l’Autorité de compensation et de réparation (CRA).

Chacun est doté d’un mandat et d’une fonction distincts pour soutenir les Sud-Soudanais qui ont subi des atrocités lors du conflit.

  1. Quel est le mandat de la Commission pour la vérité, l’apaisement et la réconciliation et comment pourra-t-elle être créée ?

La Commission pour la vérité, l’apaisement et la réconciliation est mandatée pour « enquêter sur tous les aspects des violations et atteintes aux droits humains, des manquements à l’état de droit et des abus de pouvoir excessifs » commis par tous les acteurs étatiques et non étatiques. Par ailleurs, la Commission est mandatée pour « enquêter, se documenter et émettre des rapports sur le déroulement et les causes du conflit » ainsi que pour « recommander des processus permettant que les victimes jouissent pleinement du droit au recours, notamment en suggérant des mesures de réparation et de compensation ».

La Commission doit être mise en place par le gouvernement de transition, dit « gouvernement provisoire d’union nationale revitalisé » (RTGoNU) : « Le RTGoNU devra mettre en place la CTRH, un élément crucial du processus de paix au Soudan du Sud, afin qu’elle devienne le fer de lance des efforts visant à traiter les répercussions des conflits et à favoriser la paix, la réconciliation nationale et l’apaisement. »

Les autorités sud-soudanaises ont pris certaines mesures pour mettre en place cette commission. Avant l’accord de paix revitalisé de 2018, elles ont créé un comité technique chargé de mettre en place la Commission et travaillé avec le PNUD pour tenir des consultations sur sa mise au point, avec l’appui du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme et des Pays-Bas. En 2018, le comité technique a lui-même lancé des consultations publiques sur la Commission, bien que leurs résultats n’aient pas été rendus publics et que la Commission sur les droits de l’homme au Soudan du Sud ait indiqué que ces consultations étaient trop « limitées ».

Toutefois la législation destinée à la création de la Commission reste en attente.

  1. Quel est le mandat du Tribunal hybride pour le Soudan du Sud et comment pourra-t-il être créé ?

L’accord de paix revitalisé prévoit : « Un tribunal de justice hybride devra être créé, le Tribunal hybride pour le Soudan du Sud (HCSS). Ce tribunal devra être mis en place par la Commission de l’Union africaine (CUA) pour enquêter sur – et poursuivre si nécessaire – les individus responsables de violations du droit international et/ou de la loi sud-soudanaise commises entre le 15 décembre 2013 et la fin de la période de transition. »

L’accord prévoit aussi que la CUA devra émettre « des directives générales portant notamment sur la localisation du tribunal hybride, son infrastructure, ses mécanismes de financement, son mécanisme d’application de la loi, la jurisprudence applicable, le nombre et la composition du collège de juges, les privilèges et immunités du personnel du Tribunal ou sur tout autre sujet afférent ».  

L’accord prévoit que le Soudan du Sud devra également adopter une législation pour la mise en place du tribunal, en même temps qu’une législation portant sur la Commission pour la vérité, l’apaisement et la réconciliation ainsi que sur l’Autorité de compensation et de réparation.

Le tribunal est conçu comme un mécanisme judiciaire africain, composé de juges sud-soudanais et d’autres pays du continent, sachant que « la majorité des juges, dans toutes les cours, de première instance ou d’appel, [... doit être] formée de juges issus d’États africains autres que la République du Soudan du Sud ». De même, les procureurs doivent être des juristes issus d’États africains autres que le Soudan du Sud.

La procédure de sélection du corps judiciaire est placée sous l’autorité exclusive de la Commission de l’Union africaine : c’est le/la président/e de la CUA qui nommera tous les juges, qu’ils soient sud-soudanais ou internationaux. Il/elle nommera également les procureurs et les avocats de la défense. Ce sont des pays africains autres que le Soudan du Sud qui nommeront l’administrateur principal du tribunal, le greffier.

Les crimes pour lesquels le tribunal est mandaté sont le génocide, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité ainsi que les autres crimes graves définis par le droit international ou les « lois [sud-soudanaises] qui s’appliquent [...], y compris les crimes liés au genre et les violences sexuelles ». Ce tribunal doit être distinct des tribunaux ordinaires du Soudan du Sud et avoir la primauté sur eux. 

L’accord prévoit que le poste occupé par un individu, qu’il soit fonctionnaire ou élu, ne fera pas obstacle aux poursuites contre lui ; et que les individus inculpés ou reconnus coupables par le tribunal ne pourront pas intégrer le gouvernement.

Mais le tribunal doit encore être mis en place, ce qui est abordé plus en détail à la question 7.

  1. Quel est le mandat de l’Autorité de compensation et de réparation et comment pourra-t-elle être créée ?

L’accord de paix de 2018 prévoit que « le RTGoNU, reconnaissant l’impact destructeur du conflit pour les citoyens du Soudan du Sud, devra mettre en place, dans les six (6) mois à compter du début de la période de transition, un Fonds de compensation et de réparation (CRF) ainsi qu’une Autorité de compensation et de réparation (CRA) pour gérer le CRF ». Le but de l’Autorité est d’« apporter un soutien matériel et financier aux citoyens dont les biens ont été détruits par le conflit et les aider à reconstruire leurs moyens de subsistance ».

Des trois mécanismes découlant de l’accord, l’Autorité est le moins développé. Aucune avancée n’a été réalisée pour le mettre en place. Le président Kiir a exprimé ses doutes en 2015, estimant que l’Autorité était « inadaptée, sans précédent » et « susceptible de faire l’objet d’abus, puisque le pays entier serait éligible ».

La Commission sur les droits de l’homme au Soudan du Sud, dans son dernier rapport, en mars 2020, a déclaré qu’« aucun effort n’avait été accompli pour mener la moindre consultation sur la CRA. Même si la Commission est consciente que le gouvernement s’inquiète du coût financier des réparations, elle l’appelle à mettre de côté au moins 1 % des revenus pétroliers en vue des réparations. »

  1. Quelles sont les relations entre les trois mécanismes d’établissement des responsabilités prévus par les accords de paix ? Peuvent-ils fonctionner en même temps ?

Un fonctionnement efficace et complémentaire du tribunal, de la commission de vérité et de l’autorité de compensation augmenterait les chances que le Soudan du Sud et sa population obtiennent justice et bâtissent une société respectueuse des droits humains. Tous trois ont un rôle différent à jouer et peuvent travailler parallèlement les uns aux autres, tout en se devant de tenir compte des intérêts des victimes et de les faire participer au maximum et de façon significative à la mise au point et à l’exécution de leur mandat. Des procès supplémentaires devant les tribunaux nationaux du Soudan du Sud peuvent aussi venir compléter ces processus, avec des réformes de la justice pour renforcer sa capacité à mener des instructions et des procès dans les affaires de crimes graves.

Le déroulement de procès criminels, la recherche de la vérité et les efforts de compensation au Soudan du Sud sont tous appuyés par l’accord de paix revitalisé.  L’accord n’évoque pas de périodes de fonctionnement différentes, mais prévoit au contraire qu’ils « favorisent, indépendamment l’un de l’autre, l’objectif commun qui est de faciliter la vérité, la réconciliation, l’apaisement, la compensation et la justice ». Les parties prenantes locales ont également appuyé le fait que ces mécanismes fonctionnent en tandem, si ce n’est avec une véritable coordination entre institutions.

Les initiatives plus générales d’établissement des responsabilités, comme les réparations en faveur des victimes, la recherche de la vérité, les réformes institutionnelles contribuant à garantir que les crimes ne se répéteront pas ainsi que les autres mesures favorisant l’apaisement, sont essentielles pour respecter le droit des victimes à la vérité et à une forme de réparation. La recherche de la vérité peut éclairer la nature et l’étendue des abus, documenter les dynamiques qui donnent naissance à la violence et produire des recommandations pour éviter la répétition de violations passées. Par ailleurs elle peut conférer aux individus et aux communautés la capacité de donner leur point de vue sur ces questions. Les réparations peuvent aider les victimes à avoir droit à une compensation ou d’autres formes de remédiation, comme un soutien à la réadaptation physique et psychologique.

Cependant ces initiatives générales d’établissement des responsabilités ne constituent pas une alternative ou un substitut aux enquêtes et poursuites pénales. Le droit international exige que les crimes graves, comme les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, fassent l’objet d’un procès, ce qui aide à respecter le droit des personnes victimes à la vérité, à la justice et à un recours efficace, ainsi qu’à lutter contre l’impunité. Des traités internationaux majeurs qui ont été signés par le Soudan du Sud – la Convention contre la torture et les Conventions de Genève – imposent que les responsables de crimes graves soient jugés équitablement.

Remettre les procès à plus tard mène souvent à des problèmes qui peuvent rendre encore plus difficile de rendre justice, voire écarter totalement la possibilité d’un procès. Avec le temps, les souvenirs perdent de leur acuité, les témoins déménagent ou décèdent, les preuves documentaires ou physiques sont parfois perdues et les suspects peuvent ne plus être disponibles pour la justice.

Une stratégie du type « la justice après » donne souvent peu de résultats en termes de procès, comme le montrent les expériences de l’Afghanistan, du Burundi, de la République démocratique du Congo, de l’Indonésie et d’autres pays. En Afrique du Sud, le plan qui prévoyait que les individus n’ayant pas coopéré avec la commission de vérité du pays seraient poursuivis ne s’est jamais concrétisé et les victimes attendent toujours que les crimes soient jugés.

Cela génère beaucoup de frustration chez les victimes et n’inspire pas confiance vis-à-vis des régimes post-conflit. Au final, le fait de ne pas aller jusqu’au bout des mesures judiciaires peut par la suite porter atteinte à une paix durement gagnée. 

  1. Pourquoi des organisations ont-elles appelé à la mise en place unilatérale du Tribunal hybride pour le Soudan du Sud ?

Après un démarrage lent suite à l’accord de paix de 2015, le gouvernement sud-soudanais semble avoir accompli des progrès substantiels, en collaboration avec la Commission de l’UA, pour mettre en place le tribunal. Mi-2017, l’UA a tenu deux séries de consultations avec le ministère de la Justice sud-soudanais, à Juba puis à Addis-Abeba, rédigeant un projet de statut du tribunal et un protocole d’entente entre l’UA et le gouvernement sud-soudanais portant sur le tribunal.

Les deux documents ont été présentés en août au Conseil des ministres sud-soudanais – après quoi le processus a commencé à s’enrayer. Le 13 décembre 2017, on a rapporté que le Conseil des ministres avait approuvé le statut du Tribunal hybride et le protocole d’entente du gouvernement. Mais depuis, plus aucune information n’a été disponible.

La mise en place du tribunal a continué à traîner, le gouvernement sud-soudanais préférant ne pas donner la priorité à des processus qui combattraient l’impunité. En 2019, le gouvernement a engagé une société de lobbying pour qu’elle œuvre à bloquer la création du tribunal, même si ce contrat a été revu par la suite. Par ailleurs, on a constaté un manque de communication et de compréhension commune des étapes à venir entre l’Union africaine et le Soudan du Sud.

En 2019, la Commission de l’UA a pris de nouvelles mesures en vue de créer le tribunal. Le Bureau du conseiller juridique de l’UA a organisé en décembre 2019 des consultations d’experts à Dar es Salaam sur la création du tribunal et examiné ses instruments juridiques.

En février 2020, les autorités sud-soudanaises ont commencé à former un gouvernement d’unité nationale, nommant des vice-présidents et un Conseil des ministres ; en juin, elles ont nommé des gouverneurs d’États. En avril, l’Autorité intergouvernementale pour le développement a ordonné aux parties de reformer l’Assemblée législative nationale de transition dans les dix jours. Pourtant cela n’a toujours pas été fait, ce qui entrave des réformes législatives clés, notamment la législation sur tous les mécanismes d’établissement des responsabilités.

À ce jour, d’après l’agenda de mise en œuvre de l’accord de paix revitalisé, le gouvernement d’unité nationale aurait déjà dû solliciter l’aide de l’UA, de l’ONU et de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples afin de concevoir, créer et faciliter le fonctionnement des mécanismes envisagés d’établissement des responsabilités. Selon le dernier agenda, les autorités sud-soudanaises devaient avoir adopté en mai 2020 la législation sur les mécanismes d’établissement des responsabilités, préparant le terrain pour que la Commission de l’UA mette en place le tribunal en août, avec le concours du gouvernement.

Face à un retard de plusieurs années, lors desquelles les autorités sud-soudanaises ont failli à leurs obligations, nous pensons que l’UA n’a pas le choix : elle doit agir de façon unilatérale pour créer le tribunal. Même si la progression de la concrétisation de l’accord de paix a pu être ralentie en partie à cause du Covid-19, les retards délibérés et la mise en œuvre sélective de l’accord de paix de 2018 datent d’avant la pandémie.

Un membre du Forum de la société civile du Soudan du Sud a déclaré à Human Rights Watch le 12 août 2020 : « La création du Tribunal hybride pour le Soudan du Sud n’avait pas été obtenue dans l’accord de paix de 2015 et le processus est en retard pour ce qui est de l’accord revitalisé, ce qui montre que le gouvernement ne le considère pas comme prioritaire. L’UA devrait agir unilatéralement à ce sujet car les victimes ont besoin de justice. »

Une mise en place unilatérale du tribunal serait conforme aux accords de paix, qui prévoient au Chapitre V que le tribunal « sera établi par la Commission de l’Union africaine », et non pas par le gouvernement, même s’il est également envisagé une législation nationale portant sur le tribunal. Selon les accords de paix, le/la président/e de la CUA a également un rôle exclusif à jouer pour déterminer la localisation du tribunal et nommer divers personnels, dont les juges.

Des parties prenantes locales sont favorables à ce que la Commission de l’UA prenne les devants pour mettre en place le tribunal. La Commission pour les droits de l’homme au Soudan du Sud appuyait cette approche dans son rapport de mars 2020, recommandant à la Commission de l’UA de « procéder à des préparatifs pour la mise en place unilatérale éventuelle d’un tribunal hybride, conformément aux décisions prises par le Conseil de paix et de sécurité, au cas où le gouvernement du Soudan du Sud échouerait à respecter la date-butoir de création du tribunal ». Un communiqué de 2015 du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine appuie le fait que la CUA agisse afin de créer le tribunal : « Le Conseil demande à la présidente de la Commission de prendre toutes les mesures nécessaires en vue de l’établissement du tribunal hybride. »

Le fait de créer le tribunal de façon unilatérale correspond également à l’autorité dont est dotée l’Union africaine, à travers son Conseil de paix et de sécurité, pour « mener des missions de pacification et de consolidation de la paix afin de résoudre les conflits là où ils ont eu lieu ». En outre, cette solution est appuyée par la Politique de justice transitionnelle de l’Union africaine, selon laquelle : « Lorsque [l]es tribunaux [nationaux] n’ont pas les capacités requises et que les communautés touchées ne leur font pas confiance, des mesures devraient être prises pour recourir à des tribunaux spéciaux, à des chambres extraordinaires ou à des tribunaux hybrides qui apportent les capacités et la légitimité nécessaires pour assurer le soutien et la confiance des membres de la société concernée, y compris les victimes de l’ensemble des parties au conflit. »

Certains observateurs font toutefois remarquer que la coopération et la participation des autorités sud-soudanaises vis-à-vis du tribunal sont nécessaires pour qu’il puisse fonctionner efficacement. Leur coopération contribuerait sans aucun doute au travail du tribunal. Par exemple, sans le concours des autorités, il sera certainement beaucoup plus complexe et difficile de mener à bien les enquêtes judiciaires et de s’assurer que les accusés soient remis au tribunal.

Cependant, si on attend que le gouvernement établisse un partenariat avec l’UA sur la création du tribunal, ou que la justice du pays juge ces crimes elle-même, il semble, eu égard aux défaillances du système judiciaire national, que cela ne laisserait au peuple sud-soudanais que peu de chances de voir les responsables forcés de rendre compte de leurs actes. L’engagement de l’Union africaine à refuser l’impunité, affirmé dans son Acte constitutif, ainsi que le fait que la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples reconnaisse la justice comme un objectif essentiel du peuple africain, plaident en faveur de la création du tribunal par l’UA.

De plus, rien n’empêche le Soudan du Sud de renverser la vapeur et collaborer au travail du tribunal lorsqu’il commencera à fonctionner. Les procès équitables et crédibles qui pourront se tenir devant le tribunal peuvent également apporter des enseignements importants pour les tribunaux nationaux sud-soudanais en vue de demander aux responsables des atrocités de rendre compte de leurs actes. L’accord de 2018 prévoit que le tribunal devra « s’efforcer de laisser un héritage durable » au Soudan du Sud.

Les recommandations de la propre Commission d’enquête de l’UA sur le Soudan du Sud, qui concluait dans son rapport final de 2014 que des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité avaient été commis, soulignent la nécessité d’un tribunal hybride :

« Compte tenu de l’avis exprimé par la plupart des répondants selon lequel ils avaient peu, voire pas de confiance [en] le système [...] national pour assurer [l’établissement des] responsabilités [...], et [en] la capacité actuelle du système national de justice pénale, la Commission recommande un mécanisme juridique mené et approprié par l’Afrique et doté de ressources africaines, sous l’égide de l’Union africaine et soutenu par la communauté internationale, en particulier les Nations Unies, pour amener ceux qui ont la plus grande responsabilité au plus haut niveau à rendre compte de leurs actes. Un tel mécanisme devrait inclure des juges et des avocats du Soudan du Sud. »

  1. La Cour pénale internationale (CPI) pourrait-elle ouvrir une enquête sur le Soudan du Sud ?

La CPI est le tribunal mondial de dernier recours pour juger les génocides, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Cette cour peut agir lorsque les États ne sont pas désireux, ou pas capables, de juger les crimes graves internationaux.

Comme le Soudan du Sud n’est pas membre de la CPI, celle-ci ne pourrait ouvrir d’enquête sur les crimes qui y sont commis que si le Conseil de sécurité de l’ONU renvoyait le dossier devant elle ou si le gouvernement sud-soudanais lui-même lui demandait de s’impliquer.

Ces dernières années, la dynamique politique a entravé plusieurs initiatives portant sur d’autres situations – la Syrie et le Myanmar – dans lesquelles un renvoi devant la CPI était nécessaire pour qu’elle puisse ouvrir une enquête.

Les membres du Conseil devraient agir en étant guidés par un seul principe : veiller à ce que la CPI puisse rendre justice lorsque les pires crimes sont commis impunément. Si on n’observe aucune avancée vers un tribunal hybride crédible, équitable et indépendant, alors l’option de la Cour pénale internationale devrait être explorée.

  1. Comment la justice pénale peut-elle contribuer à la stabilité du Soudan du Sud à long terme ?

Les procès, en proclamant que les atrocités ne seront pas tolérées, contribuent à dissuader de futures violations et à offrir réparation aux victimes et à leurs familles. Les procès donnent également confiance en l’état de droit, une composante essentielle favorisant la stabilité à long terme. Au contraire, l’expérience recueillie dans divers pays depuis plus de vingt ans confirme que l’absence de poursuites crédibles contre les auteurs des atrocités favorise souvent de nouveaux abus.

Ainsi l’absence de justice pour les violations passées au Soudan du Sud a alimenté la criminalité lors du conflit actuel. Les représailles sous la forme d’effroyables tueries de civils, souvent fondées sur leur origine ethnique, ont joué un rôle majeur dans le conflit actuel, mais avaient déjà eu lieu dans le cadre de violences passées, notamment lors d’opérations de contre-insurrection du gouvernement lors de conflits antérieurs plus limités.

L’histoire du Soudan du Sud est ponctuée d’amnisties générales de facto, notamment pour les abus commis lors du conflit entre Nord et Sud, avant l’indépendance du pays. Comme l’illustre la matrice de partage du pouvoir apparaissant dans les accords de paix au Soudan du Sud, la violence a permis à certains individus d’accéder à la promotion et au pouvoir. L’impunité des abus commis lors du conflit, et même lors des périodes de paix relative, suite à des violences intercommunautaires, a généré une colère et des divisions ethniques qui ont sans aucun doute contribué à favoriser la brutalité que les Sud-Soudanais ont subie l’année écoulée.

De façon générale, la justice nationale manque de capacité et a largement échoué à juger les atrocités – une tâche qui peut s’avérer complexe et exiger une expertise spécialisée. Par ailleurs, elle manque d’indépendance, ayant connu des ingérences de la part des dirigeants politiques et des forces de sécurité.

Même s’il y a eu des affaires judiciaires limitées portant sur des abus, elles n’ont pas réussi à refléter pleinement la nature et l’étendue des crimes et ont souvent eu lieu devant des cours martiales, avec des inquiétudes concernant la protection des témoins et une participation réduite des civils. De plus, ces procès se tenaient suite à une intense pression internationale, comme l’affaire de l’hôtel Terrain, et montraient encore des défaillances.

Une organisation sud-soudanaise, Community for Empowerment and Progress Organization, a déclaré : « Du point de vue des citoyens, l’apaisement et la réconciliation, sans rendre la justice ni établir les responsabilités, n’ont aucun sens, puisque l’impunité est mise en évidence mais pas condamnée [...]. Reporter la justice et la responsabilisation conduit clairement à légitimer la vengeance comme moyen de lutte contre l’impunité [...]. Des communautés du Soudan du Sud ont pris part à de nombreux événements d’apaisement et de réconciliation, et peu après, ces mêmes communautés se sont vengées. Il est temps d’employer la justice et l’établissement des responsabilités comme facteur de dissuasion d’un futur retour de la violence. »

  1. Les tribunaux coutumiers ont-ils un rôle à jouer pour apporter justice et apaisement suite aux abus ?

Les tribunaux coutumiers du Soudan du Sud ont joué un rôle important pour favoriser la vérité et la justice et ramener la paix au sein des communautés des zones rurales et des bourgades. Ils peuvent éventuellement venir en complément des poursuites pénales, de la recherche de la vérité et des réparations en vue de favoriser une « cicatrisation » sociale dans le pays.

La compétence des tribunaux coutumiers, en vertu de la loi de 2009 sur les gouvernements locaux, est limitée aux « litiges coutumiers ». En pratique, toutefois, si les tribunaux coutumiers appliquent le droit écrit, entendent et jugent la plupart des affaires criminelles, y compris des vols, agressions, viols et homicides, c’est avant tout parce qu’ils sont souvent plus accessibles, ou que les plaignants les préfèrent aux tribunaux formels régis par la loi. Dans les sites de « protection des civils » de l’ONU, les autorités coutumières continuent à jouer un rôle clé pour arbitrer les litiges entre les habitants et, dans certains cas, ont pu juger des affaires d’abus liés au conflit.

Mais les tribunaux coutumiers n’ont pas la capacité de déterminer les responsabilités pour des crimes de la nature et de l’étendue de ceux qui ont été commis lors du conflit depuis décembre 2013. De plus les chefs traditionnels ont parfois subi des menaces et harcèlements de la part des autorités locales, du gouvernement et des corps de sécurité, ce qui rend difficile d’appliquer leurs décisions. En outre, souvent le droit coutumier ne se conforme pas aux droits humains ni aux principes constitutionnels. Par exemple, les décisions peuvent discriminer les femmes et les jeunes gens.

Il est à noter également que l’accord de paix revitalisé de 2018 envisage pour la justice coutumière un rôle complémentaire dans la résolution de litiges dans le cadre du mandat de la Commission pour la vérité, l’apaisement et la réconciliation.

  1. Quelle est pour l’UA l’étape suivante en ce qui concerne les mécanismes d’établissement des responsabilités au Soudan du Sud ?

La Commission de l’UA a un rôle unique dans l’établissement des responsabilités des crimes internationaux commis au Soudan du Sud, en lien avec le Tribunal hybride pour le Soudan du Sud, puisque l’accord de paix de 2018 lui donne expressément mandat pour créer ce tribunal, ce qui en fait un cas différent de la Commission pour la vérité, l’apaisement et la réconciliation et de l’Autorité de compensation et de réparation.

Le Conseil de paix et de sécurité de l’UA est censé tenir une session sur le Soudan du Sud afin d’aborder la mise en œuvre de l’ARCSS revitalisé et le communiqué du 9 avril du Conseil portant sur la situation du pays, même si aucune date n’a encore été fixée.

Le Conseil devrait saisir cette occasion pour ordonner sans équivoque à la Commission de l’UA de procéder à la mise en place du tribunal, après tant de retards induits par les autorités sud-soudanaises sur ce point. Si le Conseil agissait en ce sens, non seulement cela démontrerait l’implication de l’UA dans le refus de l’impunité, mais cela mettrait aussi en pratique sa devise pour 2020, « Faire taire les armes ».

Des mesures concrètes pour la création du tribunal peuvent être entreprises unilatéralement par la Commission de l’UA, notamment :

  • Adopter le statut et les règles de procédure du tribunal ;
  • Nommer les principaux responsables du tribunal, comme le juge d’instruction principal, le procureur en chef et les juges ;
  • Choisir le personnel du greffe du tribunal, y compris les experts de la protection des témoins, de la représentation légale des accusés et de la sensibilisation ; et
  • Décider la localisation du tribunal.

La Commission de l’UA, avec son Bureau du conseiller juridique (BCJ), a une expérience remarquable de tels efforts, surtout de par son travail sur les Chambres africaines extraordinaires qui ont jugé Hissène Habré au Sénégal. Ces mesures viendraient s’appuyer sur les efforts que le BCJ a accomplis à ce jour à propos du tribunal hybride.

Enfin le Conseil de paix et de sécurité de l’UA devrait exhorter les autorités sud-soudanaises à reformer d’urgence l’Assemblée législative nationale de transition et à avancer sur la législation et les mesures concrètes nécessaires à la création de la Commission et de l’Autorité, en s’appuyant sur ses appels précédents en faveur de cet objectif.

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