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Grèce : 6 mois après le naufrage de Pylos, la justice n’a toujours pas été rendue

Les autorités devraient tirer les leçons de cet accident pour éviter d’autres décès en mer

Mohammad, 18 ans, survivant syrien ayant été sauvé avec d'autres personnes après que leur bateau, l'Adriana, ait coulé au large de la côte grecque, serre dans ses bras son frère Fadi, qui est venu le rejoindre depuis les Pays-Bas, alors qu'ils se retrouvent dans le port de Kalamata, en Grèce, le 16 juin 2023. 2023 REUTERS/Stelios Misinas © 2023 REUTERS/Stelios Misinas
  • Les enquêtes officielles sur les allégations crédibles selon lesquelles les agissements et les omissions des garde-côtes helléniques ont contribué au naufrage et à la mort de personnes au large de Pylos, en Grèce, il y a six mois, n’ont pas progressé de manière significative.
  • Il est crucial de faire toute la lumière sur ce qui s’est réellement passé, afin que les survivants et les familles des victimes connaissent la vérité et obtiennent justice, et pour éviter que d’autres personnes ne meurent à l’avenir.
  • Les autorités devraient veiller à ce que les accusations portées contre les membres des garde-côtes helléniques et d’autres responsables grecs fassent l’objet d’une enquête approfondie et à poursuivre tous les responsables contre lesquels des preuves suffisantes d’actes répréhensibles existent.

(Athènes, 14 décembre 2023) – Les enquêtes officielles sur les allégations crédibles selon lesquelles les agissements et omissions des garde-côtes helléniques ont contribué au naufrage catastrophique et aux pertes en vies humaines survenus au large de Pylos, en Grèce, il y a six mois, n’ont pas progressé de manière significative, ont déclaré Amnesty International et Human Rights Watch ce mardi 14 décembre 2023.

L’Adriana, un chalutier surchargé, a chaviré le 14 juin 2023 au petit matin, entraînant la mort de plus de 600 personnes. Il avait commencé son voyage en Libye cinq jours plus tôt avec à son bord quelques 750 migrants et demandeurs d’asile, dont des enfants, principalement originaires de Syrie, du Pakistan et d’Égypte. Seules 104 personnes à bord ont survécu et 82 corps ont été retrouvés.

« Le naufrage de Pylos semble être un nouvel exemple tragique de l’abdication par les autorités grecques de leur responsabilité de sauver des vies en mer », a déclaré Judith Sunderland, directrice adjointe de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch. « Il est crucial de faire toute la lumière sur ce qui s’est passé afin de garantir vérité et justice aux survivants et aux familles des victimes, et d’éviter que d’autres personnes ne meurent à l’avenir. »

Amnesty International et Human Rights Watch ont interrogé 21 survivants, 5 parents de 5 personnes toujours portées disparues, ainsi que des représentants des garde-côtes helléniques, de la police grecque, d’organisations non gouvernementales, des Nations Unies et d’agences et organisations internationales.

Ils ont constaté que pendant les 15 heures qui se sont écoulées entre la première alerte signalant que l’Adriana se trouvait dans leur zone de recherche et de sauvetage et le moment où il a chaviré, les autorités grecques n’ont pas mobilisé les ressources nécessaires pour procéder à un sauvetage. Les autorités étaient clairement conscientes des signaux de détresse du navire, qu’il s’agisse de sa suroccupation ou du manque d’eau et de nourriture à bord, et, selon les survivants, elles savaient que le navire transportait des cadavres et que des demandes de sauvetage avaient été formulées. Les témoignages des survivants remettent également en cause la thèse des autorités selon laquelle les personnes qui se trouvaient à bord de l’Adriana ne voulaient pas être secourues, ce qui, en tout état de cause, n’aurait pas dispensé les garde-côtes helléniques de leur obligation de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité en mer des passagers. Les survivants ont toujours dit qu’ils avaient demandé à être secourus, et ce à plusieurs reprises, notamment auprès des garde-côtes eux-mêmes.

Les survivants ont déclaré qu’un navire patrouilleur des garde-côtes avait attaché une corde à l’Adriana et l’avait tiré, faisant chavirer le chalutier. Ils ont également déclaré qu’après le chavirement, le patrouilleur des garde-côtes avait tardé à déclencher les opérations de sauvetage, qu’il n’était pas parvenu à maximiser le nombre de personnes qu’il a pu secourir et qu’il avait entrepris des manœuvres dangereuses.

Des enquêtes séparées menées par le groupe indépendant Solomon, la plateforme d’investigation interdisciplinaire Forensis, le New York Times, Der Spiegel, El País, Lighthouse Reports et le Washington Post, entre autres, ont fait état d’allégations similaires.

La nature des enquêtes judiciaires en cours en Grèce soulève des inquiétudes quant à l’éventualité que les responsables du naufrage finissent par rendre des comptes, ont déclaré les organisations. Neuf survivants, qui sont actuellement en état d’arrestation, font l’objet de graves accusations devant le tribunal pénal de Kalamata, en Grèce, notamment pour avoir provoqué un naufrage. Parallèlement, le tribunal naval a ouvert une enquête en juin sur la responsabilité potentielle des garde-côtes et, en septembre, 40 survivants ont déposé une plainte auprès du même tribunal, en alléguant que les autorités grecques étaient responsables du naufrage. On ne sait pas exactement comment la conclusion d’un tribunal pourrait affecter celle de l’autre.

Les témoignages des survivants mettent en évidence d’éventuels manquements graves à la procédure qui pourraient affecter les deux enquêtes, notamment la confiscation des téléphones portables des survivants, dont certains pourraient contenir des preuves essentielles sur le déroulement des faits. Le procureur de la Cour navale n’a demandé les téléphones des agents des garde-côtes helléniques, susceptibles eux aussi de contenir des preuves, qu’à la fin du mois de septembre, et au début du mois de décembre, seuls 13 survivants avaient été convoqués pour faire une déposition.

En novembre, le Médiateur grec a ouvert une enquête sur les agissements des garde-côtes, en citant leur refus de mener une enquête disciplinaire interne. La Médiatrice européenne a ouvert une enquête sur le rôle de l’agence de surveillance des frontières de l’Union européenne, Frontex, dont l’avion a initialement repéré le navire, tandis que le responsable des droits fondamentaux de l’agence poursuit lui aussi sa propre enquête. Dans leurs contributions à l’enquête du Médiateur européen, Amnesty International et Human Rights Watch soutiennent que Frontex aurait dû continuer à surveiller l’Adriana et émettre un appel de détresse. Frontex a répondu aux organisations qu’il était de la responsabilité des autorités nationales de coordonner les opérations de recherche et de sauvetage et que l’agence n’avait pas lancé d’appel de détresse parce qu’elle n’avait pas jugé qu’il existait un « risque imminent pour la vie humaine ».

Le ministère grec des Affaires maritimes et de la Politique insulaire a répondu aux lettres des organisations en déclarant que la protection de la vie humaine en mer constitue sa « plus haute obligation professionnelle et morale » et que les garde-côtes et le Centre conjoint de coordination des secours du Pirée se conformaient aux cadres juridiques et opérationnels en vigueur pour les opérations de recherche et de sauvetage. Les garde-côtes ont toutefois refusé de répondre aux questions des organisations ou de réagir à leurs conclusions, invoquant le fait que des enquêtes judiciaires et non judiciaires étaient en cours.

Les manquements constatés par le passé dans les enquêtes menées par la Grèce sur les naufrages de personnes en mouvement et l’impunité généralisée pour les violations systémiques des droits humains à ses frontières soulèvent des inquiétudes quant à la pertinence des enquêtes judiciaires en cours concernant la tragédie de Pylos, ont déclaré Human Rights Watch et Amnesty International. En 2022, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Grèce pour les défaillances de ses efforts de sauvetage et des enquêtes qu’elle a menées subséquemment s’agissant du naufrage de Farmakonisi en 2014, dans lequel 11 personnes ont trouvé la mort.

« Près de dix ans après le naufrage meurtrier de Farmakonisi, la réaction des autorités grecques à la tragédie de Pylos constitue un test décisif sur leur volonté d’enquêter sur les violations des droits humains commises à l’encontre de personnes racialisées à la frontière du pays », a déclaré Adriana Tidona, chercheuse sur les migrations à Amnesty International. « La Grèce doit veiller à ce que les survivants et les familles des centaines de personnes qui ont perdu la vie puissent participer aux procédures de la manière la plus sûre et la plus efficace possible, et faire en sorte que les enquêtes soient menées dans les meilleurs délais, en garantissant l’exhaustivité et l’intégrité des éléments de preuve qui sont admis. »

Amnesty International et Human Rights Watch ont mené une enquête indépendante en matière de droits humains et ont interrogé les victimes avec leur consentement explicite et dans le respect de leur anonymat.

Les deux organisations ont demandé des informations par écrit aux Gardes-côtes helléniques, au ministère des Affaires maritimes et de la Politique insulaire, à l’Unité d’identification des victimes de catastrophes de la police, au bureau du procureur de la Cour suprême et à l’agence Frontex. Les informations reçues dans le cadre de ces échanges sont reprises, le cas échéant, dans le présent document. En réponse aux conclusions et aux demandes d’information, le ministère grec des Affaires maritimes et de la Politique insulaire, qui est responsable des garde-côtes, a déclaré le 4 décembre qu’il n’était pas en mesure de fournir d’autres informations sur ces événements, en invoquant les enquêtes judiciaires et non judiciaires en cours.


Les survivants sont identifiés par des pseudonymes afin de préserver leur vie privée et leur sécurité.

Bien que le naufrage de Pylos soulève des questions plus générales sur Frontex, les pratiques de recherche et de sauvetage de l’UE ou encore sur le rôle des navires marchands, les informations ci-dessous se concentrent principalement sur les responsabilités des autorités grecques.


Une réponse défaillante

À 11h01 HAEE (Heure avancée d’Europe de l’Est) le 13 juin, le Centre de coordination des secours maritimes italien (CCSM Rome) a alerté le Centre conjoint de coordination des secours grec (CCCOS Le Pirée) et Frontex à propos d’un bateau transportant 750 personnes dans la région grecque de recherche et de sauvetage. Frontex a confirmé à Amnesty International et à Human Rights Watch que l’alerte indiquait qu’il y avait deux cadavres à bord de l’Adriana. Jusqu’à ce que l’Adriana chavire et coule peu après 2h00 HAEE le 14 juin, et bien qu’ils aient officiellement assumé la coordination des opérations et reçu des preuves de détresse, les Garde côtes helléniques ont pris des mesures limitées pour assurer la sécurité des personnes à bord.

Les garde-côtes affirment que lors des communications par téléphone satellite qui ont été échangées entre 15h30 et 21h00 (EEST), les personnes à bord de l’Adriana « ont constamment répété qu’elles souhaitaient naviguer vers l’Italie et qu’elles ne voulaient aucune assistance de la part de la Grèce ». Lors de leurs entretiens avec Amnesty International et Human Rights Watch, des survivants ont cependant déclaré que plusieurs personnes à bord de l’Adriana avaient demandé à être secourues lors des communications par satellite, et l’un d’eux a affirmé avoir personnellement entendu de telles demandes de secours lors d’appels avec les garde-côtes.

Ahmed, originaire de Syrie, a déclaré : « Nous avons parlé avec eux [les garde-côtes] par l’intermédiaire de la machine [téléphone satellite], notre souhait d’être secourus était explicite dans les appels ».

Les autorités grecques ont déclaré qu’après qu’un hélicoptère grec eut localisé l’Adriana à 15h35 HAEE le 13 juin, le CCCOS du Pirée avait dépêché un patrouilleur de 40 mètres, le PPLS920, depuis la Crète, qui n’a rejoint l’Adriana qu’aux alentours de 22h40 HAEE. Les pétroliers Lucky Sailor et Faithful Warrior, chargés par le CCCOS du Pirée de prêter assistance à l’Adriana et de le surveiller, disent avoir vu le navire pour la première fois à 17h50 HAEE et 19h12 HAEE respectivement.

À plusieurs reprises, les garde-côtes ont reçu des informations sur les conditions à bord du bateau qui, selon Amnesty International et Human Rights Watch, auraient dû être interprétées comme des indicateurs de détresse au sens de la législation européenne, qui déclenchent l’obligation de sauvetage en vertu du droit européen et international de la mer. À 12h47 HAEE, Frontex a informé les autorités grecques que le bateau était fortement surchargé et que personne ne portait de gilet de sauvetage. À 17h53, le service d’assistance téléphonique Alarm Phone, qui a reçu des appels de personnes présentes à bord de l’Adriana, a envoyé un courriel aux garde-côtes indiquant qu’il y avait des enfants à bord, que plusieurs personnes étaient « très malades » et que les passagers « demandaient de l’aide de toute urgence ». Le militant Nawal Soufi, qui était également en contact avec des personnes à bord, a tweeté à 18h55 HAEE que six personnes étaient décédées et que deux autres étaient dans un état critique. Les médias grecs ont rapporté que le capitaine du Faithful Warrior avait informé les garde-côtes à 21h45 HAEE que le bateau « tanguait dangereusement ».

Le patrouilleur envoyé par le CCCOS du Pirée, le PPLS920, n’était pas équipé pour effectuer une opération de sauvetage de grande envergure. Selon les informations officielles, le navire ne disposait que de 43 gilets de sauvetage individuels, de 8 bouées de sauvetage, de 2 radeaux de sauvetage gonflables pouvant transporter 39 personnes et d’une embarcation gonflable auxiliaire. Le CCCOS du Pirée n’a pas mobilisé d’autres moyens, bien que des informations indiquent que des navires étaient disponibles dans des ports voisins, et a libéré les deux pétroliers malgré la capacité de sauvetage limitée du PPLS920.

Les autorités grecques sont tenues, en vertu de la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer et de la Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes, d’intervenir dans les situations de détresse en mer. Le Règlement de l’UE relatif à la surveillance des frontières maritimes énumère les facteurs qui permettent de déterminer une situation d’incertitude, d’alerte ou de détresse, notamment une demande d’assistance, l’état de navigabilité du navire, le nombre de personnes à bord au regard du type de navire et la présence de personnes décédées. Même si certaines personnes à bord de l’Adriana ont refusé d’être assistées, cette situation ne dispense pas les autorités compétentes présentes sur les lieux de leur devoir de protéger les vies en mer. Le règlement stipule que l’obligation de prendre « toute mesure nécessaire à la sécurité des personnes concernées » subsiste même lorsque « les personnes se trouvant à bord refusent toute assistance ».

Le naufrage

Les Garde-côtes helléniques affirment que le moteur de l’Adriana a cessé de fonctionner le 14 juin vers 1h40 HAEE et que le patrouilleur PPLS920 s’est approché du bateau pour évaluer la situation. À 2h04 HAEE, le PPLS920 a informé le CCCOS du Pirée qu’il avait vu l’Adriana virer de bord et chavirer. Le 13 juillet, lors d’une réunion avec des chercheurs d’Amnesty International et de Human Rights Watch, des hauts responsables des garde-côtes ont déclaré que le PPLS920 avait dû utiliser une corde pour se rapprocher de l’Adriana dans un premier temps, mais qu’après des « négociations », les personnes à bord du bateau avaient détaché la corde et continué leur route.

Sept survivants ont déclaré que les autorités grecques avaient demandé à l’Adriana, par téléphone satellite, de suivre le PPLS920 en direction de l’Italie. Certains d’entre eux ont déclaré que l’Adriana n’avait pas pu suivre le PPLS920 ou qu’il avait eu des problèmes de moteur. Ismail, un jeune homme originaire de Syrie, a entendu une conversation par téléphone satellite : « Les Grecs ont dit qu’ils allaient nous conduire dans les eaux italiennes. Nous les avons suivis pendant près d’une heure. Puis... nous avons informé les Grecs que le moteur était endommagé et que nous ne pouvions pas les suivre. Ils nous ont dit relax, calmez-vous. Ils nous ont dit que nous n’avions pas le droit d’enregistrer ».

Onze des 21 survivants interviewés ont déclaré que le PPLS920 avait alors attaché une corde à l’Adriana avant d’accélérer, ce qui a fait bifurquer le bateau dans plusieurs directions avant de le faire chavirer. Gamal, originaire d’Égypte, raconte que lorsque le patrouilleur des garde-côtes s’est approché d’eux, il était assis sur le toit « parce que j’étais tellement excité, je voulais voir ces gens qui venaient nous sauver ». Il se souvient que « lorsqu’ils ont attaché la corde... ils ont poussé notre bateau vers la gauche, très vite... Ils vont à gauche, le bateau plonge à gauche, puis ils vont à droite, le bateau plonge encore plus à droite... »

De nombreux survivants ont décrit une dynamique similaire à Lighthouse Reports, Solomon/Forensis, au New York Times et à Reuters. Même en tenant compte de la possibilité que ces enquêtes distinctes aient interrogé certains des mêmes survivants du naufrage, la cohérence de ces récits offre des preuves solides et convaincantes de ce qui s’est produit.

Outre un passé bien documenté de refoulements et d’autres abus à ses frontières terrestres et maritimes, il existe plusieurs cas dans lesquels les navires des Garde-côtes helléniques semblent avoir remorqué ou tenté de remorquer de manière dangereuse des embarcations de migrants et de réfugiés. Les survivants du naufrage de Farmakonisi en 2014 ont affirmé que les Garde-côtes helléniques avaient attaché une corde à leur bateau pour le remorquer vers la Turquie. Un rapport de 2021 de l’Office européen de lutte antifraude a mis en évidence d’autres cas où les Garde-côtes helléniques ont remorqué des bateaux de migrants hors de leurs eaux.

Après le chavirement de l’Adriana, les survivants ont déclaré que des personnes avaient grimpé sur la coque du bateau, qui – selon les souvenirs des survivants et conformément au récit des garde-côtes – a mis environ 20 minutes à sombrer.

La plupart des survivants ont déclaré que l’équipage du PPLS920 n’avait pas pris de mesures immédiates pour secourir les personnes après le chavirement, et plusieurs d’entre eux ont affirmé que le navire n’avait déployé des canots pneumatiques que 20 à 60 minutes plus tard. Abbas, originaire de Syrie, a déclaré : « S’ils avaient été sérieux et étaient intervenus immédiatement, au moins 300 personnes auraient pu être secourues ».

Cinq survivants ont déclaré que le PPLS920 s’était éloigné rapidement de l’Adriana après le chavirement et certains ont déclaré que ses mouvements avaient créé une « vague ». Ahmed a déclaré qu’après s’être éloigné, le PPLS920 « a tourné avec l’avant du navire dans notre direction. Ce mouvement a provoqué une vague. Le bateau était retourné, mais après la vague qu’ils ont causée, ça a fait comme quand le Titanic a coulé ».

Bien que les actions du patrouilleur puissent être motivées par des raisons opérationnelles et que le point de vue des survivants puisse être affecté par leur expérience immédiate du drame, la gravité de ces allégations justifie qu’elles fassent l’objet d’une enquête approfondie.


Les enquêtes grecques

Neuf survivants égyptiens ont été arrêtés le 16 juin avant d’être inculpés pour trafic de migrants, avec circonstances aggravantes pour la mort des passagers et pour avoir provoqué un naufrage, pour entrée irrégulière sur le territoire, et pour constitution d’une organisation criminelle et appartenance à celle-ci. Leur affaire est en instance devant le tribunal pénal de Kalamata. Le Tribunal naval, qui a compétence sur les Garde-côtes helléniques, a ouvert une enquête préliminaire en juin. En septembre, une coalition d’organisations juridiques non gouvernementales a déposé une plainte au nom de 40 survivants, alléguant que les autorités grecques étaient pénalement responsables du naufrage et demandant à être parties à l’affaire devant le Tribunal naval. Elles ont demandé aux autorités judiciaires de rassembler toutes les preuves disponibles et de prendre des photographies du navire naufragé s’il s’avère impossible de récupérer les corps. Début décembre, seuls 13 survivants avaient été convoqués pour témoigner. Les avocats des survivants ont déclaré que le procureur du Tribunal naval n’a demandé aux autorités de fournir les téléphones portables appartenant aux 13 membres de l’équipage du PPLS920 qu’à la fin du mois de septembre.

Les autorités grecques pourraient avoir porté atteinte à l’intégrité d’éléments de preuve déterminants. Sept survivants ont déclaré à Amnesty International et à Human Rights Watch que les autorités grecques avaient pris leurs téléphones sans leur donner la possibilité de télécharger ou de copier les données qui s’y trouvaient. Plusieurs de ces survivants ont confirmé qu’ils avaient utilisé leur téléphone pour documenter le voyage. À notre connaissance, aucun d’entre eux ne s’est vu remettre un reçu ou ne dispose d’informations sur la manière de récupérer leurs biens, ni n’a été en mesure de le faire. On ignore s’il existait une base juridique pour la confiscation de ces biens ou si une procédure prévue par la loi a été suivie. L’absence de base juridique claire ou le non-respect de la procédure légale rendraient ces confiscations arbitraires et illégales et constitueraient une violation des droits des survivants à la vie privée et à la propriété.

En août, plusieurs médias grecs ont rapporté que 20 téléphones portables avaient été récupérés « dans un sac sur le bateau des garde-côtes ». Le ministre des Affaires maritimes a confirmé que 21 téléphones avaient été saisis en tant que « matériel d’enquête ». Les avocats des 40 survivants ont demandé au Tribunal naval de veiller à ce que toutes les données utiles contenues dans ces téléphones soient admises comme preuves dans le cadre de l’enquête menée contre les garde-côtes.
La question de savoir si le PPLS920 disposait d’enregistrements vidéo est elle aussi loin d’être éclaircie. Le ministre des Affaires maritimes a déclaré en août devant le Parlement grec que l’équipement ne fonctionnait pas correctement, alors que dans une déclaration antérieure, un porte-parole des garde-côtes avait invoqué différentes raisons pour expliquer l’absence d’enregistrements. Toutefois, les médias grecs ont indiqué que le matériel audiovisuel du navire des garde-côtes avait été remis en juin à des autorités judiciaires non spécifiées et que le capitaine du PPLS920 avait enregistré sur son téléphone portable une vidéo de l’image qui s’affichait sur les écrans du patrouilleur et qui montrait l’Adriana qui tanguait à proximité d’un navire plus imposant, que l’on pense être le Faithful Warrior.

Dans les jours qui ont suivi le naufrage, des survivants ont été interrogés dans le cadre de l’enquête criminelle, non seulement par le procureur de Kalamata, mais aussi par des responsables des garde-côtes, ce qui soulève des questions quant à l’indépendance et à l’intégrité de l’enquête. Des enquêtes distinctes menées par Documento news, Lighthouse Reports et Solomon/Forensis ont révélé que plusieurs déclarations de survivants admises comme éléments de preuve décrivaient le naufrage en termes identiques, ce qui donne à penser que les personnes chargées de recueillir les déclarations ont peut-être rédigé des comptes rendus officiels pro forma plutôt que les récits véritables fournis par les rescapés. Farid, originaire de Syrie, a expliqué à Amnesty International et à Human Rights Watch que sa déclaration devant le procureur concernant le remorquage de l’Adriana par les garde-côtes avait été modifiée pour lui faire dire que le bateau avait coulé pour d’autres raisons.

Dans l’arrêt Safi de 2022, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la Grèce avait violé le droit à la vie en raison de la manière dont elle avait mené les opérations de sauvetage lors du naufrage du Farmakonisi, où 11 des 27 passagers avaient trouvé la mort, et en raison des défaillances des enquêtes menées à cette occasion. Le procureur du Tribunal naval avait clos l’enquête sur les responsabilités des garde-côtes dans cette affaire, déclarant que le remorquage et le refoulement « n’existaient pas en tant que pratique ». Les survivants du Farmakonisi ont déclaré à l’époque que le contenu de leurs déclarations n’avait pas été enregistré correctement.

Identification des personnes disparues

Pour la première fois dans le cadre de la réponse à un naufrage, les autorités grecques ont activé le Protocole d’identification des victimes de catastrophes (IVC) afin d’identifier les victimes grâce à la coopération de la police grecque, du ministère des Migrations et de l’Asile, du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), de la Commission internationale pour les personnes disparues et des pays d’origine. Selon les informations fournies par l’unité de l’IVC à Amnesty et à Human Rights Watch, à la mi-novembre, 58 des 82 corps retrouvés avaient été identifiés et la majorité avaient été rapatriés ; les corps non identifiés seront enterrés à Athènes avec des garanties spécifiques pour assurer leur traçabilité. Depuis novembre, l’unité a reçu jusqu’à 550 demandes d’identification accompagnées d’échantillons d’ADN.

L’unité a souligné le manque d’équipes d’IVC expérimentées dans les pays d’origine et d’autres difficultés liées à la coopération transfrontalière et internationale, ainsi que la réticence des proches des victimes à coopérer avec leurs autorités respectives. Dans le contexte de catastrophes impliquant des demandeurs d’asile, les familles peuvent ne pas être en mesure ou désireuses de s’appuyer sur leurs autorités locales. L’identification des personnes disparues dépend souvent de la disponibilité d’échantillons d’ADN de membres de la famille immédiate, ce qui crée des obstacles pour certaines personnes. En Syrie, l’unité a indiqué avoir été confrontée à des difficultés, mais les autorités syriennes ont autorisé la délégation du CICR « à faciliter les prélèvements d’ADN [...] en collaboration avec Interpol ». L’unité coopère avec le CICR et d’autres organismes en ce qui concerne les cas de parents syriens résidant en Syrie, dans les pays de l’UE, en Jordanie et au Liban.

Il est essentiel de garantir le droit à la vérité et à la justice des proches des personnes disparues lors du naufrage. Hussein, originaire de Syrie, a déclaré à propos de son frère disparu : « le plus important est de récupérer son corps et que les Grecs vérifient ce qui s’est passé lors de cet incident ».

Recommandations

Aux autorités grecques :

 

  • Veiller à ce que les allégations visant les membres des Garde côtes helléniques et d’autres responsables grecs dans cette affaire fassent l’objet d’enquêtes approfondies, dans le respect des normes internationales relatives aux droits humains en termes d’impartialité, d’indépendance, de contrôle par les pouvoirs publics et d’efficacité, notamment s’agissant de la collecte de preuves, des interrogatoires, des inspections et des rapports d’experts et de médecins légistes ;
  • Poursuivre tout responsable pour lequel il existe des preuves suffisantes d’actes répréhensibles ;
  • Veiller à ce que les Garde côtes helléniques et le CCCOS du Pirée coopèrent pleinement à l’enquête du Médiateur grec ;
  • Ouvrir des enquêtes disciplinaires sur les responsabilités des Garde côtes helléniques ;
  • Garantir la participation sûre et efficace du plus grand nombre possible de survivants et de proches des victimes aux procédures judiciaires et aux enquêtes non judiciaires, ainsi que leur accès adéquat et en temps voulu aux informations et aux éléments de preuve correspondants ;
  • Veiller à ce que tous les éléments de preuve – témoignages, matériel audio-vidéo, enregistrements numériques et physiques des signaux, communications et journaux de bord, données des téléphones des survivants et tout élément de preuve physique – soient recueillis auprès de tous les acteurs publics et privés, admis comme éléments de preuve et mis à la disposition de toutes les parties.


Aux organes européens :

 

  • Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, chargé de superviser la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, devrait examiner l’arrêt Safi dans le cadre d’une « surveillance soutenue » et veiller à ce que la Grèce entreprenne les réformes structurelles nécessaires pour remédier à ses défaillances systémiques en matière de sauvetage en mer, d’enquêtes efficaces et d’obligation de rendre compte pour les opérations des garde-côtes ;
  • La Commission européenne devrait faire pression sur la Grèce pour qu’elle mette en place un mécanisme efficace et indépendant de surveillance des frontières et envisager de suspendre le financement de la gestion des frontières en Grèce jusqu’à la conclusion d’une enquête indépendante sur le naufrage ;
  • Frontex devrait coopérer avec toutes les enquêtes judiciaires et non judiciaires en Grèce, rendre publics les résultats de sa propre enquête interne et procéder à une évaluation de ses opérations en Grèce sous l’angle des droits humains.

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